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navire même qui les amenait ne les assimilait pas entièrement aux convicts ordinaires. Sir William Denison était autorisé à leur accorder tout de suite le ticket of leave, que l’on ne concédait d’habitude qu’après un long séjour dans l’île. Le condamné admis au bénéfice de ce régime n’était plus enfermé ; il avait la liberté d’aller et de venir, de gagner sa vie comme il l’entendait, sous réserve de se présenter à certains jours chez le magistrat du district. Smith O’Brien refusa bravement cette tolérance, en échange de laquelle on ne lui demandait qu’un engagement d’honneur de ne pas s’échapper. Les autres acceptèrent, mais ils usèrent aussitôt de leur liberté pour publier un journal dans lequel ils attaquaient avec une violence extrême les autorités de la métropole et de la colonie. Bientôt l’un d’eux se fit condamner, peut-être à l’occasion de ce même journal, à trois mois de travail forcé dans la péninsule de Tasman. Quelque peu versé dans la chicane, il eut la prétention de soutenir que le jugement qui le frappait était irrégulier. A l’en croire, les juges anglais avaient bien pu le condamner à la déportation, mais non au travail obligatoire. Une fois en voie de réclamer, il alla plus loin. Il contesta même la légalité du jugement porté contre lui en Angleterre. Un avocat de l’endroit se chargea de défendre sa cause ; mais ce qui paraîtra sans doute plus extraordinaire, les juges lui donnèrent raison et le firent mettre en liberté, sous prétexte qu’il avait été condamné à être pendu, et qu’il n’y avait aucune preuve que cette sentence eût été commuée. Là-dessus, le lieutenant-gouverneur prit sur lui de casser, de son autorité privée, le jugement du tribunal colonial, et donna l’ordre de réintégrer l’Irlandais dans la prison, d’où il n’aurait jamais dû sortir. Il était trop tard ; le condamné s’était empressé de mettre fin au conflit par une fuite précipitée.

Sir William Denison n’était pas heureux avec la magistrature locale. Le tribunal colonial, composé de deux juges, était investi par la constitution d’un pouvoir formidable, celui de mettre un veto sur toutes les résolutions prises par le conseil législatif. On comprend quel embarras c’était lorsque ces deux juges venaient après coup s’opposer à l’exécution d’une loi d’impôt dont dépendait l’équilibre du budget. Les récits de sir William Denison semblent prouver du reste que le veto du tribunal était considéré par les hommes d’état de la métropole comme un sage contre-poids à l’autorité trop absolue du lieutenant-gouverneur, car toutes les fois que celui-ci se plaignait au ministre des colonies de l’ingérence de ce tribunal dans les affaires locales, il recevait pour seule réponse de pressantes recommandations d’être plus prudent dans ses rapports avec le pouvoir judiciaire.