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mémoire et l’imagination, et le phénomène de l’association des idées a été expliqué par Hobbes avec une netteté et une finesse sans exemple avant lui. Pourtant il faut des chiffres ou tout au moins des signes pour calculer. Les animaux ne comptent pas, parce qu’ils ne peuvent nommer les nombres. C’est pourquoi des mots sont nécessaires au raisonnement, et les sensations ne deviennent des idées qu’autant qu’elles sont nommées ; entendez par sensations les corps et leurs qualités ou accidens. Les vues de Hobbes sur l’importance des signes et du langage pour la pensée et la science ont beaucoup d’analogie avec celles de Condillac. Il fait dépendre la science d’une rigoureuse analyse du sens que l’on attache aux mots. La définition est donc le procédé fondamental, et la science n’est que la déduction appliquée à la définition : c’est encore là un procédé géométrique. Le sujet de la philosophie est le corps, tout corps naturel ou artificiel (entendez individuel ou collectif). Il n’y a point de définition intelligible qui ne puisse être ramenée à une connaissance sensible. Ainsi la substance inétendue, l’esprit pur, l’infini, Dieu, doivent être exclus de la philosophie. Ce sont des idées proscrites[1].

La conséquence naturelle de ces théories, comme de tout nominalisme absolu, est, on ne l’ignore pas, de réduire beaucoup d’idées ou plutôt beaucoup de choses à n’être que des mots ou des conceptions qui n’existent qu’à titre d’abstractions de notre esprit, ou comme ce que Kant nommerait des illusions subjectives. Hobbes n’a garde de ne pas traiter ainsi le temps, l’espace, la substance, etc., et sa physique est une phénoménologie qui ne garantit pas même l’existence des corps qu’elle affirme.

Les conséquences sont connues, et l’athéisme en est une. On le croit du moins, et Hobbes en a été souvent soupçonné. Il est vrai que sa philosophie est athée, si athée veut dire sans Dieu. Il bannit lui-même de la philosophie toute science de la nature et des attributs de Dieu, toute science des choses qui ne sont réputées ni des corps ni des affections des corps[2], et tout ce qu’il y a d’essentiel dans sa doctrine subsisterait, quand Dieu n’existerait pas, quand la religion serait tout entière d’institution humaine. En un mot, le divin est absent de toute sa philosophie ; mais, soyons juste, le nom de Dieu n’en est pas proscrit. Il n’accorde aucun sens au mot d’infini. Il ne paraît pas fort curieux des preuves de la Divinité, mais il l’accepte ; il reconnaît même que la lumière naturelle nous porte à l’honorer. Il admet enfin un royaume naturel de Dieu dont les lois nous sont révélées par la raison, comme un royaume de

  1. Sdbjectum philosophiæe… est corpus omne. Log., ch. Ier, p. 9 ; cf. Leviathan, loc. cit.
  2. Excludit a se philosophia theolagiam, doctrinam dico de natura et attributits Dei… dactrinam de rebus illis omnibus quæ nec corpora, nec corporum affectus existimantur. Logica, p. I, c I.