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cependant qu’à prophétiser éloquemment l’avenir des sciences, il a acquis plus de gloire que d’influence, et sa renommée dépasse son autorité. On loue son génie plus encore que l’on ne suit ses conseils ; on l’admire, on ne l’imite pas. Il est tout simple qu’il n’ait pas exercé beaucoup d’action sur la philosophie proprement dite, même lorsqu’elle s’est piquée d’être expérimentale, et l’on ne voit pas que Locke lui ait emprunté sa méthode ; mais jusque dans le champ des sciences, où l’induction triomphe, rien ne prouve qu’il ait véritablement guidé le génie des inventeurs. Newton, Harvey, Boyle même, ne paraissent pas avoir dû beaucoup à la lecture du Novum Organum. On peut, je crois, dire de Bacon que, s’il n’avait pas vécu, rien n’eût été changé dans les destinées de l’esprit humain ; on ne saurait en dire autant de Descartes. Bacon a joué, dans la voie des découvertes scientifiques, le rôle du Camoëns plutôt que celui de Vasco de Gama dans la découverte du cap de Bonne-Espérance.

Mais quoique la méthode baconienne ne soit désavouée par personne en Angleterre, et qu’elle soit bien dans le génie d’un peuple tenu pour essentiellement pratique, on peut cependant, en Angleterre comme en tout pays où l’on pense, apercevoir les marques de la division inévitable entre les esprits comme entre les sciences. Les uns se portent vers l’étude de la nature, les autres vers celle de la pensée, et parmi ceux-ci, qui attirent spécialement notre attention, un partage analogue se reproduit. Les philosophes eux-mêmes se distinguent par une de ces deux tendances : ils inclinent et quelquefois se jettent de préférence vers l’étude de celles de nos facultés qui observent les choses externes ou de celles qui nous ouvrent le monde intérieur. Par suite, ils sont dits, dans un langage absolu, des empiriques ou des spéculatifs, quoique bien des spéculatifs n’aient point repoussé l’expérience, que plus d’un empirique ne se soit pas abstenu de la spéculation, et que les deux termes extrêmes de ces deux méthodes soient rattachés par une chaîne non interrompue de termes intermédiaires donnés souvent pour de justes milieux. Cependant la première grande division subsiste, malgré des subdivisions qui souvent se rejoignent et rentrent les unes dans les autres. Ainsi par exemple celui qu’on cite comme l’apôtre du sensualisme, Locke, est un spiritualiste, surtout si on le compare avec Hobbes, et un grand promoteur de l’expérience et de l’induction, Reid, qui se proclame le disciple de Bacon, pourrait, comparé à Locke, paraître un platonicien.

L’empirisme ou le sensualisme absolu a cependant été représenté à peu près sans nuance et sans restriction par un penseur qui pourrait à divers titres être déclaré baconien. Hobbes en effet a été le secrétaire et le confident de Bacon. Très jeune, il s’est instruit à écrire sous sa dictée dans les allées de Gorhambury. Cependant il