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de créatures humaines est dans leurs mains. Ce qu’ils font ou même ce qu’ils ne font pas peut avoir pour conséquence de ruiner ou d’enrichir une province. Le propriétaire s’endette, le domaine est mis sous séquestre ; c’est la misère pour tous les tenanciers. Le propriétaire meurt ; ses biens sont vendus, les tenanciers se voient enlever le capital qu’ils avaient confié au sol, et le rack-rent achève de les réduire à l’indigence. Le propriétaire s’absente, il voyage à l’étranger : la rente cesse d’être consommée sur place, tout le petit commerce local souffre, et le fruit du travail de l’Irlandais se dépense en Italie, en Orient, dans l’Inde ; mais voici un propriétaire qui n’est plus un joueur, un absent, c’est un homme sérieux, il a étudié l’économie politique, il veut améliorer son domaine et par suite la situation de l’Irlande. Le climat convient aux herbages, non aux céréales. Le but à atteindre, c’est le produit net, c’est de diminuer les frais de production et l’emploi des bras ; la supériorité de l’agriculture tient à cela. Donc il faut mettre le domaine en pâturages. Les chaumières sont abattues, la population expulsée meurt de faim ou part pour l’Amérique, et de magnifiques troupeaux de « south-down » et de « Durham » prennent la place qu’occupaient depuis un temps immémorial ces enfans des tribus gaéliques. Ainsi les plaisirs, les folies, les voyages, les erreurs économiques ou même les bonnes intentions d’un individu décident du sort de tous ses tenanciers.

En France, le paysan qui possède un petit bien sera misérable, s’il est paresseux ou stupide ; mais il aura quelque aisance, s’il cultive bien, et en tout cas nul ne peut le chasser du sol de la patrie, auquel il tient par les profondes racines de la propriété. En Irlande, le cultivateur est à la merci d’un maître, et il peut être d’autant plus malheureux qu’il a plus amélioré la terre. Singulier contraste : les constitutions modernes prennent les plus ingénieuses précautions pour limiter le pouvoir royal ; M. Bagehot vient de nous montrer de la façon la plus piquante et la plus juste à quoi il est aujourd’hui réduit en Angleterre, et dans ce même pays quelques hommes peuvent enlever arbitrairement, sans discussion, sans responsabilité, à tout un peuple, non pas le droit de voter, de parler ou d’écrire, mais les moyens même d’exister par son travail, lui enlever la patrie, la vie même ! Un despote d’Asie a le pouvoir d’exiler, de tuer ses sujets ; mais, s’il le fait injustement, il viole un droit : il aura peut-être des remords, et l’opinion sera contre lui. Le landlord irlandais par l’éviction tuera ou exilera ses tenanciers, et il ne fera qu’exercer un droit incontesté, et il croira avoir été utile à son pays, Le lecteur commence-t-il à comprendre ce que signifient ces mots : insecurity of tenure ?