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ceux-ci quelques centaines de grands seigneurs possèdent les trois quarts de l’île. Ces maîtres de la terre forment une caste à part ; ils sont étrangers, vivent à l’étranger et professent un culte étranger, ils habitent des palais au sein de tous les raffinemens et de toutes les splendeurs de l’opulence ; les cultivateurs habitent des huttes de boue et sont plongés dans la plus extrême misère. Le maître n’a rien fait pour rendre la terre productive, et pourtant il en touche le produit net ; le tenancier a tout fait, et il meurt de faim. Chose terrible, le travailleur voit le pain qu’il a récolté arraché aux besoins de sa famille par la rente et prodigué aux chiens de son maître ; il peut compter combien il a fallu réduire de familles à l’indigence pour entretenir l’écurie et le chenil, il peut mesurer combien de larmes et de sueurs a coûtées tout ce luxe qui s’étale à ses yeux. — Comment ce contraste ne le remplirait-il pas de ressentiment et de colère, lui qui en est la victime, quand il émeut, trouble, indigne les observateurs désintéressés qui n’en souffrent point ? Ces grands propriétaires sont moins durs que les petits propriétaires du continent : n’importe, ils sont considérés comme des tyrans qui vivent aux dépens du peuple. S’ils renvoient des tenanciers qui épuisent la terre ou s’ils profitent de la loi économique qui partout fait hausser la rente, ils sont dénoncés par les voix les plus écoutées du pays comme des barbares, des hommes inhumains, des « frelons » et « des spoliateurs. » Quand ils ne font qu’user des droits les plus ordinaires de la propriété, on leur dit en plein parlement qu’ils ont commis un crime. Il y a en effet un criminel et un grand coupable, mais ce n’est pas eux, c’est la loi féodale qui a maintenu la propriété fidéi-commissaire, aristocratique, fermée, exclusive, interdite aux cultivateurs, à ceux qui font valoir le sol, et réservée à quelques élus. Ce monopole, constitué par des lois barbares, permettant à quelques hommes non-seulement de s’approprier le fruit du travail de tout un peuple, mais, chose plus grave, de disposer complètement de leur sort, voilà ce qui choque les idées de justice qui ont cours en ces temps démocratiques. Ordinairement ces hommes n’abusent point de leur pouvoir, mais c’est ce pouvoir même qui paraît inique. Telle est la vérité qui frappera tout homme habitué à voir sur le continent un état social où la richesse est plus également répartie, mais que les Anglais, sauf quelques esprits d’élite, se refusent à reconnaître parce qu’on leur montre dans la propriété à la française, dans la petite propriété du paysan, la source des plus grands maux.

La puissance dont sont investis ces grands propriétaires irlandais, à qui appartiennent des cantons tout entiers, dépasse la limite de celle qu’un homme devrait pouvoir exercer. La destinée de milliers