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Une statistique toute récente, de 1870, a montré que sur 682,148 exploitations (holdings) 20,217 étaient aux mains des propriétaires, 135,392 étaient louées avec bail, on lease, et 526,539 l’étaient sans bail, at will. Ainsi plus des trois quarts des tenanciers se trouvent complètement à la merci des landlords ; ils peuvent être expulsés chaque année de la terre qu’ils occupent et obligés en même temps de quitter leur patrie, car elle ne leur offre point d’autre gagne-pain. Ce n’est pas que les évictions arbitraires soient à beaucoup près aussi fréquentes qu’on l’a souvent prétendu. Il est vrai que dans les crises précédentes, après 1830 et après la famine de 1847, les propriétaires ont eu souvent recours à ce moyen de débarrasser leur terre des pauvres cultivateurs qui l’encombraient ; mais le juge Longfield, dont l’autorité est grande en tout ce qui concerne l’Irlande, a pu affirmer que, dans ces dernières années, les évictions étaient moins fréquentes en Irlande qu’en Angleterre[1], et des chiffres récemment recueillis lui donnent raison. Les statistiques judiciaires, pour la période triennale de 1866-1868, portent la moyenne annuelle des évictions à 1,455 (1,668 cas en 1866, 1,334 seulement en 1868), dont 1,015 pour non-payement du fermage. Resteraient donc 445 cas seulement qui auraient eu pour motifs des sous-locations non autorisées et d’autres causes non énumérées. Quand on se rappelle qu’il y a 681,931 locataires, il faut bien avouer qu’il n’y a pas trace de cette inhumanité dont on accuse ordinairement les propriétaires irlandais ; mais un écrivain qui a émis au sujet de ce grave problème de l’organisation agraire des vues très originales et très profondes, M. Cliffe Leslie, explique très bien comment des expulsions relativement rares produisent un trouble si sérieux[2]. Il en est, dit-il, des évictions exactement comme des crimes agraires. Ces crimes ne sont point très fréquens : quelques centaines par an au plus. D’où vient cependant qu’ils jettent dans tout l’ordre social une perturbation si grande que l’on a cru devoir proclamer la loi martiale ? C’est qu’il suffit

  1. Le Cobden Club, fondé en souvenir de l’illustre réformateur par un groupe d’hommes considérables du parti libéral, a publié cette année même un volume consacré à l’étude du régime agraire de différens pays, Systems of land tenure in varions countries ; l’essai consacré à l’Irlande est écrit par le juge Longfield.
  2. Voyez son livre Land Systems of Ireland, England and the continent. Nous aurons plus d’une fois à invoquer le témoignage de M. Leslie, parce que, étant professeur d’économie politique à l’université de Londres et professeur de jurisprudence au Queen’s college à Belfast en Irlande, il considère les questions sous le rapport juridique non moins que sous le rapport économique. Comme il a étudié sur place, avec beaucoup de sagacité, le régime agraire du continent, il s’est débarrassé de certaines préventions insulaires qui parfois en Angleterre faussent les jugemens de très bons esprits. Nous attachons d’autant plus d’importance aux opinions de M. Leslie que M. Mill, dans un article récent du Fortnighly Review (1er juin) consacré à l’examen du dernier ouvrage de cet écrivain, l’appelle l’un des économistes les plus distingués de l’époque.