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cette vie de débauche sont toutes mortes jeunes, quelques-unes misérablement, à leur tête le roi. »


Les choses changèrent sans doute en 1797 ; le contraste n’a pas été plus grand entre les scandales de George IV et la vie de famille si exemplaire de la reine Victoria qu’entre le ménage vertueux du nouveau roi de Prusse et les saturnales de celui qui venait de descendre dans la tombe. Pourtant, si l’exemple donné par le couple royal d’Angleterre agit presque immédiatement sur les mœurs de la cour et de la ville, Frédéric-Guillaume III et la reine Louise ne réussirent qu’à la longue à réagir contre l’esprit de libertinage. La cour avait trop longtemps donné le ton, selon l’expression même d’un contemporain et d’un courtisan, « en tout ce qui s’appelle luxe, dissipation, plaisir et mépris de toute moralité. La corruption des mœurs, ajoute-t-il, s’est communiquée à toutes les classes ; mais c’est le corps des officiers, tout adonné à l’oisiveté, devenu étranger à la science, qui a poussé l’art de jouir plus loin que tous les autres membres de la société. » Quelques-uns de ces officiers avaient été introduits par Louis-Ferdinand chez Rahel, qui les accueillait malgré leur réputation, parce qu’ils étaient bien élevés, et pourvu qu’ils eussent de l’originalité. Parmi ces amis du prince qui avaient coutume de suivre Gentz et son protecteur dans la Jägerstrasse, le plus assidu était cet étrange major Gualtieri que nous avons si souvent déjà rencontré sur notre chemin, et qui avait servi de parrain à Gentz lors de son entrée dans le monde.

Pierre Gualtieri était d’origine italienne, ainsi que son nom l’indique, et sa famille s’enorgueillissait d’avoir eu plusieurs de ses membres revêtus de la dignité cardinalice. Un de ses aïeux avait fait comme tant d’autres de ses compatriotes, attirés par les Louis XIV en miniature qui trônaient dans les Versailles de l’Allemagne au xviie siècle. Il était allé chercher fortune de ce côté-ci des Alpes et s’était fait protestant. Son petit-fils fut le vrai Prussien de la façon de Frédéric II, produit étrangement cosmopolite et très local en même temps de cette singulière fabrique de civilisation que le grand homme avait fondée, et dont l’estampille ne s’est point encore effacée. Soldat depuis l’âge de douze ans, il reçut une éducation exclusivement française, et, comme son ami le prince Louis, il ne parla jamais l’allemand que d’une manière imparfaite, à peu près comme les grands seigneurs russes parlaient encore le russe il y a vingt-cinq ans. Les idées des encyclopédistes ne lui furent pas moins familières que leur langue, et nous avons vu qu’il l’écrivait à merveille. On faisait grand cas de son talent de lecteur, et c’était surtout en lisant les fables de La Fontaine qu’il triomphait par la