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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

pour ce rôle, dont il se tira avec infiniment de tact. Il fut penseur et savant en même temps qu’homme de plaisir ; personne ne le dépassait en l’art de causer. « Gentz est le meilleur causeur que j’aie jamais entendu, » disait sir Thomas Grenville. Pourtant Gentz hésitait avant de se lancer dans une conversation ; il fallait qu’il fût très sur de son terrain pour qu’il vainquît sa timidité nerveuse. D’habitude il questionnait d’abord son interlocuteur, puis se mettait à parler à bâtons rompus et par phrases saccadées. Peu à peu cependant il s’échauffait, sa propre parole l’animait, et, devenant de plus en plus sûr de lui-même, oubliant de plus en plus qu’on l’écoutait, il finissait par atteindre à une véritable éloquence. Sa parole était alors élégante autant que puissante, et ce qu’il était en allemand, il l’était également en français et en anglais ; il l’était avec les hommes en abordant les sujets les plus arides ; il l’était avec les femmes, qui l’adoraient en pardonnant à son esprit, à sa bonhomie, à son charme surtout, les fautes de conduite par lesquelles il ne cessait de les scandaliser. On comprend que la société l’ait choyé, et on se persuade aisément que ces années de Berlin, malgré toutes les misères, les angoisses et les gênes, furent les plus heureuses de sa vie. Il se vanta lui-même plus tard « de n’avoir pas laissé écouler piteusement sa belle jeunesse et d’avoir quitté la table de la vie en pleine ivresse et comme un convive rassasié. »

Tout le monde faisait alors un peu comme Gentz, dans le milieu du moins où il vivait, et ce n’est point par le puritanisme que brillait la compagnie qui habituellement se réunissait autour de Louis-Ferdinand. J’ai sous les yeux des mémoires du temps qui contiennent, tracé par un témoin de ces tristes scènes, un tableau des mœurs de Potsdam et de Berlin sous le règne de Mme de Lichtenau, qui fait paraître presque indulgent le mot si cruel de Mirabeau sur la pourriture qui s’était mise dans ce monde-là avant la maturité. Il est impossible de le reproduire, quoique l’auteur l’ait tracé sous le sentiment d’une vertueuse indignation. L’allemand, aussi bien que le latin, dans ses mots « brave l’honnêteté, » surtout lorsque c’est Juvénal qui inspire l’écrivain. C’est à peine si j’ose citer ici la peinture que Schadow, le célèbre sculpteur, fit dans son extrême vieillesse de la cour et de la ville sous Frédéric-Guillaume II.


« Il y régnait la plus grande dissolution de mœurs, dit-il. Tout le monde se grisait devin de Champagne, dévorait des friandises, se livrait à tous les excès. Tout Potsdam était comme un lupanar. Toutes les familles ne cherchaient qu’à avoir affaire au roi, à la cour. On offrait à l’envi ses femmes, ses filles, et les gens de la plus haute noblesse étaient les plus empressés en cet ignoble métier. Les personnes qui ont mené