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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

unit à un air naturellement impérieux une grande douceur dans l’expression. Affable sans condescendance, digne sans contrainte, simple sans vulgarité, le prince Louis-Ferdinand, le héros de Mayence, se mêle un instant à la conversation politique de Gentz, et exhale sa colère contre « ce Bonaparte qui mine la liberté de son pays, » puis se met au piano pour y improviser. « Son jeu hardi et puissant, parfois attendrissant, la plupart du temps bizarre, toujours de la plus haute maestria, » éblouit l’étranger. « Il fut conquis dès le premier moment. Il n’avait pas encore vu un homme ainsi doté. Il dut convenir que naître et traverser la vie ainsi fait et ainsi placé, cela valait la peine de vivre. » Une vieille bonne circule au milieu de ces grands de la terre et sert le thé, tandis que la « chère petite, » c’est ainsi qu’on appelait Rahel, fait les honneurs avec aisance et grâce, avec une cordiale bienveillance surtout qui fait valoir les moins brillans. Elle anime la conversation quand elle menace de s’éteindre, l’arrête quand elle est sur le point de devenir trop libre, arrange les choses quand elle a déjà dépassé les bornes, tout en jetant avec une abondance intarissable des éclairs qui illuminent et ouvrent des horizons inconnus. « Elle comprend, elle sent tout, et ce qu’elle dit est souvent, sous une forme paradoxale et amusante, d’une vérité si frappante qu’on se le répète encore après des années, qu’on ne peut s’empêcher d’y réfléchir et de s’en étonner. » C’est encore Brinckmann qui parle de la sorte, confirmant ainsi les impressions du comte Salm et de Guillaume de Humboldt. Celui-ci, l’ayant vue journellement à Paris, avait été frappé, comme tous les autres, de cette richesse toujours nouvelle d’aperçus. « On pouvait compter avec certitude qu’on ne la quitterait jamais sans avoir entendu d’elle et sans emporter des mots qui donnassent pour longtemps matière à réflexion sérieuse, profonde même. »

Chacun des amis de Rahel mériterait une étude spéciale, tant elle les choisissait, je ne voudrais pas dire avec discernement, mais avec sûreté d’instinct. Tous avaient des qualités hors ligne, les uns de cœur, les autres d’esprit, les troisièmes de caractère. Ce n’étaient pas seulement ses compatriotes, amis d’enfance, écrivains marquans, hommes du monde distingués, qu’elle rassemblait ; les étrangers aussi venaient volontiers dans cette maison cosmopolite, qui était comme un terrain neutre en ce temps de luttes diplomatiques autour du cabinet prussien. On y voyait sans cesse se coudoyer des Anglais et des Suédois, des Italiens et des Portugais ; toutefois c’étaient les Français qui la captivaient particulièrement. Tout enfant, elle avait été fascinée par Mirabeau et en avait conservé un souvenir si vivant que, trente ans après, elle put encore faire un portrait parlant du grand orateur. Toute sa vie d’ailleurs elle professa l’enthou-