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Que les différentes contrées d’un même pays possèdent un génie propre, c’est-à-dire suggèrent un certain ordre de pensées de préférence à un autre, favorisent certaines rêveries plutôt que d’autres, dirigent l’inspiration vers tels ou tels sentimens, cela est admis ; ce qui l’est moins, c’est que ce génie reste éternellement identique à lui-même, quels que soient les changemens de civilisation, de races, de croyances, qui se succèdent sur son sol. Pour moi, c’est là un fait indubitable, au moins toutes les fois que je regarde un Véronèse. Il faut vraiment que le génie du territoire de Vérone ait reçu pour don la magie de la couleur. A quinze cents ans de distance, deux hommes séparés, par la croyance, la civilisation et probablement par la race, séparés plus profondément encore par la différence des arts qu’ils cultivèrent, mais tous deux enfans de ce même sol de Vérone, ont exprimé les mêmes pensées, ou, pour parler plus exactement, ont reproduit les mêmes pompes. De ces deux hommes, l’un est poète, c’est Catulle ; l’autre, peintre, c’est Paul Véronèse. La forme d’imagination est identique chez tous les deux, et identique sans nuances. Catulle est exactement Paul Véronèse en poésie ; Paul Véronèse est exactement Catulle en peinture. Le luxe décoratif du peintre répond à l’art descriptif du poète ; les mots imagés et les merveilleuses onomatopées du poète valent les couleurs du peintre. Ils ont tout en commun, la douce lumière, l’éblouissement des richesses, les spectacles préférés, cortèges somptueux, élégans repas, bacchanales merveilleuses. Il n’y a pas jusqu’aux sujets traités par les deux artistes qui ne soient de même nature. Qu’est-ce que l’œuvre de Véronèse, si ce n’est un immense Epithalame de Thétis el de Pelée et un chant d’hyménée en action ? même quand le poète fait parler la douleur et la passion, même quand le peintre nous représente quelque histoire tragique, ils cherchent encore moins à toucher nos cœurs qu’à plaire à nos yeux, et ils ne peuvent s’empêcher de nous amuser d’un splendide décor. Les plaintes d’Ariane, tout éloquentes qu’elles soient, nous frappent moins que la beauté de ses attitudes, lorsque, pareille à la statue de la bacchante qui crie évohé, elle regarde s’éloigner le vaisseau de Thésée, les cheveux aux vents, le sein découvert, ses légers vêtemens coulant pour ainsi dire de son corps et descendant à ses pieds dans un pittoresque désordre. Les saintes et les martyres de Véronèse ne nous émeuvent pas tant de leur côté que nous ne prenions plaisir à admirer leurs riches toilettes et leurs colliers de perles. Nous ne pouvons indiquer ici que les grosses ressemblances, elles qui sont saisissables à l’esprit ; mais ces subtiles ressemblances qui échappent aux instrumens de l’analyse, que l’on ne peut sentir et rendre que par le fameux mot du Je ne sais quoi,