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redoutable que le Dieu lui-même, et c’est le cas pour ces floraisons de chair du Titien. Voilà donc le temple de l’âme, ce qu’il est et surtout ce qu’il peut être. Qu’importe que le Dieu n’y soit pas ? Le sanctuaire n’en est pas moins auguste, car il est vraiment digne de lui. Je ne sais d’ailleurs si les temples ne sont pas plus redoutables lorsqu’ils sont enveloppés de silence et d’ombre ; il en est ainsi d’une beauté souveraine où l’âme ne s’aperçoit pas. En écrivant cette dernière ligne, je pense surtout au portrait connu sous le nom de la bella Donna qui se voit au palais Sciarra. C’est en toute réalité un temple où le Dieu n’habita jamais ; il ne nous en laisse pas moins confondu d’admiration, et à juste titre. Nous nous prenons à songer combien il est dommage qu’il reste désert, étant si merveilleusement préparé pour le séjour du Dieu. Comme le Dieu aurait fait transparaître sa beauté par ces yeux maintenant si calmes et si indifférens ! comme il aurait lancé ses oracles par ces lèvres maintenant fermées et muettes ! Quel recueillement aurait inspiré aux hommes l’aspect d’un tel temple animé de son esprit ! comme sa religion se serait propagée facilement parmi ceux qui l’auraient approché ! Que d’adeptes il aurait conquis au bien moral ! Ce portrait de la bella Donna est une œuvre vraiment étrange par la nature de l’émotion qu’il inspire. Cette créature magnifique n’exprime rien ; pas un rayon, pas un soupçon d’âme, ne s’aperçoivent sur ce visage, et il est irrésistible en dépit de sa nullité. Il est plus qu’irrésistible, il est redoutable. Sa beauté est tellement incontestable qu’elle en est impérieuse. Ces yeux si profondément calmes menacent, cette bouche muette lance l’insolence ; cette physionomie très douce est comme fatalement altière. Cette belle personne est hautaine, non volontairement, mais par le fait seul qu’elle existe. Je ne connais pas d’œuvre qui dise aussi clairement à quel point la beauté est puissante par elle-même, sans le secours d’aucun autre don, à quel point elle est reine de droit divin, majestueuse en dépit du néant moral, sainte en dépit de l’absence de l’âme. Comprendre la chair avec ce sérieux, c’est vraiment faire acte de philosophie.

C’est encore bien plus faire œuvre de poète. Titien est de tous les peintres celui qui a eu les idées les plus chaudes. Dans les localités où courent des eaux thermales, on voit la vapeur s’échapper de terre ; de même les conceptions du Titien fument pour ainsi dire de plénitude de vie et exsudent la volupté. Cela est hardiment sensuel, mais cette sensualité est magnifique, et par là échappe à cette vulgarité qui est en telle matière la véritable immoralité. Ces créatures ne sont point immorales, tant elles sont robustes et chargées de santé, tant leur tempérament abonde en élémens riches et succulens ; elles ne sont point immorales, parce que l’âme physique n’est