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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

cet incorrigible douteur de Gualtieri[1], un charme inexprimable, un je ne sais quoi qui tôt ou tard vous fait dominer sans qu’on s’en aperçoive, qui plaît, qui captive, qui entraîne… Vous êtes la personne du monde la plus singulière. Il n’appartient qu’à des âmes privilégiées de vous aimer, et cependant elles ont cela souvent de commun avec les plus communes. Vous amortissez les sens lorsqu’on est près de vous, et vous avez tout pour les éveiller. Vous semblez ne dire jamais rien de saillant, et cependant personne ne dit rien comme vous, ou plutôt vous ne dites jamais rien comme les autres. Vous paraissez être à la portée de tout le monde, et personne n’est à votre portée. On vous croirait savante, et vous ne savez rien, ou plutôt vous savez tout sans rien savoir. Vous méprisez toutes les vertus, et vous les avez toutes ; vous les exercez sans efforts, et pourtant c’est un mérite de votre part de les pratiquer. Votre élévation vous met au-dessus d’elles, et vous vous abaissez jusqu’à elles ; les sots vous trouvent de l’esprit parce que vous leur en donnez, et les gens d’esprit vous en trouvent, quoiqu’ils paraissent sots à côté de vous ; comment faites-vous donc ? Êtes-vous une fée, un esprit follet, une sainte, un revenant, un être supérieur qui se joue des pauvres mortels ? »


Goethe, qui la connut très jeune à Carlsbad, en avait été frappé comme tout le monde, bien qu’alors Rahel ne fût point arrivée à cette harmonie supérieure qui effaça plus tard les angles et qui fondit les contrastes de sa nature, encore exubérante à vingt-deux ans. Il en parle souvent, et son sentiment est toujours celui de l’admiration pour cette « nature étrange, concevante, unissante, aidante, suppléante, qui ne juge pas les choses, qui s’en empare, et que les choses ne touchent pas quand elle ne s’en est pas emparée. »

Ce qui ajoutait au charme incomparable de cette fille singulière, ce fut sa grande simplicité, l’absence de toute prétention. Il faut la voir jouer avec les enfans, l’entendre parler d’une bonne petite friandise, s’enquérir des dernières modes de Paris, car il n’est pas rare de trouver dans sa correspondance, après une page sur Kant ou Schelling, une lettre entière consacrée à la description des chapeaux à la mode. Elle aimait à être bien mise, et sa toilette, très personnelle, fut toujours d’un goût exquis en sa simplicité. « On doit parfois mettre la mode de côté, mais il ne faut jamais l’ignorer, » disait-elle. Avec cela éternellement jeune ; le portrait gravé qui la représente à quarante-six ans en marque trente à peine. Et toutes ces qualités si dissemblables se tenaient par une sorte d’harmonie moitié innée, moitié acquise. « Personne ne sait qu’il y a une personne comme moi, disait-elle fièrement, non pas d’esprit ou

  1. Cette lettre est en français, comme toutes celles du bizarre major.