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Frédéric II plus de dépit encore que d’orgueil ; peut-être exagérait-il ainsi les apparences de la victoire, parce qu’il sentait au fond de son âme que le but réel du combat était manqué. « Nous sommes vaincus, mais la Bohême est sauvée, » avait dit le général en chef saxon en rendant son épée. « Tout le monde a manqué son objet dans cette affaire, écrivait avec raison l’abbé de Bernis ; les Autrichiens n’ont pas délivré les Saxons, les Prussiens n’ont pas pénétré en Bohême. » Effectivement l’excès même du désastre dont la Saxe était accablée ne prouvait que mieux la justesse profonde du conseil suggéré au roi Auguste par l’ambassadeur de France. Que serait devenue l’armée autrichienne et l’Autriche elle-même, si Frédéric, avec l’irrésistible génie dont il venait de donner une nouvelle preuve, eût pu disposer librement de toutes ses forces et prendre son véritable ennemi à l’improviste dès le premier jour ? Marie-Thérèse eût succombé avant même d’avoir le temps d’appeler à l’aide. Au lieu de cette chute irréparable, la Saxe seule avait péri, mais en couvrant ses alliés de son corps. Ne pouvant plus songer à marcher sur Vienne à cette époque avancée de l’année, Frédéric restait exposé à tous les périls du rôle d’agresseur sans en avoir recueilli les avantages. Il avait fourni un prétexte à la coalition, et il était contraint de lui laisser tout loisir pour se former. France, Autriche, Russie, pouvaient maintenant travailler à l’aise, ouvertement, et se donner rendez-vous sur le champ de bataille à l’heure convenue. La catastrophe présente n’était qu’un douloureux incident qui sauvait l’avenir.

Si l’on veut du reste juger par une comparaison saisissante quelle eût été l’issue d’une conduite contraire, un exemple tout récent, présent à toutes les mémoires, permet de le deviner à coup sûr. Notre génération vient de voir la même partie, livrée sur le même échiquier par les mêmes joueurs, avec toutes les pièces placées de même. A cent ans de distance, la Saxe est devenue de nouveau le chemin choisi par un capitaine prussien pour pénétrer au cœur de l’Autriche. Autant que deux événemens de l’histoire peuvent être calqués l’un sur l’autre, autant qu’une copie peut être taillée sur un modèle, la campagne dirigée par M. de Bismarck en 1866 a eu évidemment pour but de reproduire trait pour trait l’agression demeurée fameuse du héros de la maison de Brandebourg. Procédés diplomatiques et mouvemens militaires, l’imitation est partout sensible. Même frivolité dans les prétextes de l’attaque, même dessein de tout emporter par la surprise, et, presque étape par étape, même distribution et même itinéraire des divers corps d’armée, même soin de s’assurer en envahissant la Saxe la base des opérations ; mais, si M. de Bismarck n’a fait que répéter le rôle que lui avait appris le grand Frédéric, la Saxe ne lui a pas donné la réplique. Effrayé par le souvenir des malheurs de son aïeul, le roi saxon de nos jours n’a