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sa protection aux libertés de la république, tant par les bons offices que ses liaisons nouvelles le mettront à portée d’employer que par les grâces que les citoyens attachés à leur patrie recevront pour les mettre en état de soutenir leurs prérogatives[1]. »

« Voilà de ces choses, dit le comte de Broglie en recevant la lettre, qu’il est plus facile de dire que d’exécuter. » Qu’aurait-il dit, s’il avait connu le vrai motif de l’étrange embarras qui se trahissait dans toutes les paroles du prince ? qu’aurait-il dit, s’il avait su que ce choix du chevalier Douglas, qui lui causait, comme aux patriotes polonais, un si légitime souci, était l’œuvre du prince en personne, agissant par l’ordre du roi, et le résultat d’une mission secrète toute pareille à celle que lui-même remplissait en Pologne ? Le fait est certain cependant, tout étrange qu’il puisse paraître, et des documens sans réplique, ne permettent pas d’en douter. Le nouveau ministre de France à Saint-Pétersbourg, le chevalier Douglas, et son secrétaire, le chevalier d’Éon (dont le nom reviendra plus d’une fois dans ce récit), étaient des agens de la diplomatie secrète, employés par le prince de Conti aux commissions confidentielles du roi. C’est en cette qualité qu’avec des déguisemens divers, ils avaient fait l’un et l’autre l’hiver précédent un voyage à Saint-Pétersbourg sous prétexte d’acheter des fourrures, mais en réalité pour s’informer de l’état de la puissance russe et des diverses influences qui prévalaient à la cour de l’impératrice Élisabeth. Conti lui-même avait rédigé leurs instructions, et était convenu avec eux d’un certain nombre de mots de passe qui devaient servir à correspondre par la poste sans craindre les indiscrétions de la police. Ainsi le renard noir désignait le ministre d’Angleterre, et la phrase le renard se vend cher signifiait que le crédit de cet agent était dominant. L’hermine est en vogue ou les martres zibelines sont en baisse indiquaient au contraire la prépondérance ou le déclin d’autres influences. Satisfait de la manière dont ses deux commissaires clandestins avaient rempli leur tâche, le roi s’était décidé à les renvoyer à la même cour avec des qualités officielles, mais en gardant toujours avec eux une relation spéciale dont Conti était l’intermédiaire. Ils devaient travailler à établir entre le souverain de France et la tsarine une correspondance directe et privée sur les affaires publiques.

Ce jeu si compliqué et si peu sérieux aurait pu avoir son explication et quelque utilité, si au moins les deux agens secrets, Broglie à Varsovie, Douglas à Pétersbourg, avaient été mis en relation l’un avec l’autre et chargés de combiner leur action pour tendre

  1. Le prince de Conti au comte de Broglie, 9 août 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)