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LA PRINCESSE TARAKANOV.

ses larmes, elle monta vivement sur le pont. Une chaloupe anglaise passait à ce moment près du vaisseau ; elle essaya de s’y précipiter, mais on la retint. Cet incident ayant ébruité la présence de la prisonnière à bord, l’amiral Greigh leva l’ancre au plus tôt.

Il arriva le 11 mai à Cronstadt. L’impératrice avait donné d’avance des instructions qui recommandaient le plus profond secret. Le grand-chancelier Galitzin vint lui-même pendant la nuit, accompagné d’un capitaine des gardes et d’une compagnie de grenadiers de Préobrajenski, prendre les prisonniers à bord, et il les conduisit dans la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul. L’interrogatoire commença dès le lendemain. On ne put rien tirer des domestiques ; la princesse, qu’ils adoraient malgré sa réserve avec eux, ne leur disait jamais rien, et, lorsqu’elle changeait de résidence, ils n’apprenaient qu’en route où l’on allait. Czarnowski déclara l’avoir souvent entendu traiter de princesse de Moscovie par tout le monde, et en particulier par Radzivil. Du reste, n’ayant jamais sollicité ni reçu ses confidences, il ne savait, quant à lui, que penser de ce qu’on racontait de sa naissance ; il l’avait suivie d’abord dans l’espoir de recouvrer une somme assez forte qu’il disait lui avoir prêtée, ensuite par une curiosité dont il reconnaissait l’imprudence. Domanski montra, dès le premier moment, une extrême circonspection ; il n’avait qu’une pensée, celle de sauver la princesse. Ses réponses à son sujet étaient empreintes d’un respect profond. Il avait toujours entendu dire qu’elle était fille d’Elisabeth Pétrovna, et il n’avait pas eu de peine à le croire, car il savait que cette impératrice avait épousé secrètement Rasumovski. Il s’était un jour permis d’interroger la princesse sur ce point, elle n’avait pas répondu. Enfin Domanski laissait deviner, mais avec beaucoup de réserve, qu’un sentiment plus vif que la curiosité l’avait enchaîné à sa fortune.

Le grand-chancelier se rendit le 26 mai auprès de la prisonnière, accompagné de l’assesseur Vassili Uschakov. Dès qu’elle le vit, elle l’interpella d’un ton véhément ; elle demanda de quel droit, pour quel crime on l’avait arrêtée en pays étranger, et elle se montra indignée du traitement qu’on lui infligeait. Quelques paroles adroitement flatteuses du chancelier réussirent à la calmer. Elle condescendit, non pas à répondre, car elle n’attendait point qu’on l’interrogeât, mais à s’expliquer. Elle raconta ce qu’elle savait de sa vie avec les circonstances rapportées plus haut. Depuis que son mariage avec le prince de Limbourg était conclu ou accompli (elle laissait, peut-être à dessein, ce point dans un certain vague), elle avait voulu se rendre en Perse pour y rentrer dans ses biens. Les Polonais qui se trouvaient à Venise, mieux instruits qu’elle de l’his-