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secouer ce joug odieux. Le prince Tarakanov (la princesse ignorait qu’en ce moment Pougatchef était déjà prisonnier) tenait depuis deux années la puissance de Catherine en échec : que n’avait-il pas fait, que ne pourrait-il pas faire encore le jour où il se sentirait fort de l’assentiment de l’Europe, et où le peuple polonais, au lieu de le laisser dans l’isolement, agirait de concert avec lui ! Sans avoir l’air de soupçonner qu’on pût douter de sa parole, et qu’elle eût besoin d’apporter des preuves à l’appui d’une histoire si extraordinaire, elle fit voir alors en original à Roccatani le testament d’Elisabeth Pétrovna ; puis elle parla, mais avec discrétion, des perplexités de sa conscience, de l’attrait qui l’emportait vers le catholicisme, dont l’étude la sollicitait de plus en plus, et, se souvenant à propos de ses conversations théologiques avec Hornstein, elle montra une certaine connaissance du dogme catholique ; mais elle ajouta prudemment qu’à cette heure une conversion publique au catholicisme fournirait des armes à ses adversaires, préviendrait contre elle un peuple aveuglé, équivaudrait enfin à une renonciation à la couronne impériale, tandis qu’une fois sur le trône, elle pourrait rendre à l’église un service qu’elle regardait comme sa mission en ce monde, et qui serait la gloire de son règne. Cruelle destinée des princes obligés de mettre en balance la politique et l’éternité ! Elle priait Roccatani de soumettre ces réflexions à la sagesse du cardinal.

Roccatani sortit de cette visite un peu étonné, mais séduit. Ses défiances, s’il en avait eu d’abord, étaient fort diminuées, et un père Linday, jésuite, ancien soldat dans l’armée russe, qui avait rencontré la princesse, acheva de les détruire en affirmant de lui-même et sans hésiter qu’il avait reconnu en elle, pour l’avoir vue souvent au Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, la femme du prince d’Oldenbourg, cousin de Pierre III. Roccatani, qui ne prit pas la peine de vérifier ce propos, y vit une confirmation de ce qu’il avait entendu, et ce qu’il dit au cardinal remplit celui-ci de la plus vive curiosité. Roccatani était d’autant plus séduit que, habitué aux façons des jésuites polonais, qui étaient des emprunteurs sans vergogne, cet entourage lui avait fait craindre un instant que l’étrangère n’en voulût à la bourse du cardinal ; mais elle s’était abstenue de toute allusion à sa situation, quoiqu’elle fût alors dans la plus grande détresse. Quelques amis nouveaux, le comte de Lagnasco, résident de l’électeur de Trêves et lié autrefois avec le prince de Limbourg, le marquis d’Antici, ministre du roi de Pologne, qui avait conçu pour la princesse une affection paternelle, étaient venus plus d’une fois à son aide. Ces ressources précaires ne pouvaient suffire longtemps. Elle se rappela l’accueil de lady Hamilton, les offres de service dont le chevalier l’avait comblée pendant son séjour à Na-