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LA PRINCESSE TARAKANOV.

route. La lutte fut particulièrement vive en cette circonstance à cause de l’ardeur qu’y apportait la faction attachée au rétablissement des jésuites. On sait que le cardinal Braschi, favorable à ce parti et qui finit par l’emporter, dut ce succès à son incapacité unanimement reconnue. Un des cardinaux, s’approchant de lui au moment où il venait d’être proclamé, lui adressa ce compliment : « Vous voilà pape, souvenez-vous de ce que je vous ai dit si souvent : vous êtes entêté, orgueilleux et ignorant. Adieu, je vais vous adorer. » Ces rares mérites n’empêchèrent pas l’élection d’être longtemps contestée. Les cardinaux restèrent pendant plusieurs mois en cellule, et Rome sans les cardinaux est une ville sans âme ; à la rigueur, Rome se passerait plutôt encore du pape que des cardinaux. La princesse se voyait, malgré son impatience, à peu près obligée d’attendre la fin du conc]ave ; mais il n’y a rien d’impossible à un jésuite. Le personnage qu’il lui importait de gagner d’abord était le cardinal Albani, protecteur des Polonais, doyen du sacré-collège, homme d’influence, connu pour son humeur entreprenante et partisan de Braschi, dont le succès paraissait assuré. Chanecki parvint à lui faire passer par la fenêtre de sa cellule un billet dans lequel il l’informait que la princesse Élisabeth de Moscovie venait d’arriver à Rome et désirait avoir ses conseils sur un sujet de grande importance pour elle et pour l’église.

Dès le lendemain, un des familiers du cardinal, monsignor Roccatani, demanda la permission de se présenter chez la princesse de la part d’Albani. Avant d’accorder cette audience, elle écrivit à son tour au cardinal une lettre qui lui parvint par la même voie ; elle voulait savoir de lui-même si elle pouvait se confier sans réserve à Roccatani : elle était persuadée avec raison que cet excès de circonspection ne lui nuirait point dans l’esprit d’un membre du sacré-collège. Sur la réponse qu’elle reçut aussitôt du cardinal, Roccatani fut introduit chez elle le jour suivant par Chanecki et Stanizewski. Elle était souffrante, elle toussait beaucoup ; Roccatani voulait remettre l’entretien, mais elle le retint avec cette grâce et cette majesté qui donnaient une séduction irrésistible à ses paroles. Le cardinal, lui dit-elle, n’ignorait pas les passions qui fermentaient en Pologne ; il dépendait de lui de relever de ses ruines ce malheureux pays, d’y affranchir la religion opprimée, et de rétablir sur son trône l’héritière légitime de Pierre le Grand. Un mot de la cour de Rome suffirait pour enflammer le clergé polonais, qui disposait du peuple à son gré ; lorsque ce pays serait en armes, elle était prête à pénétrer elle-même en Russie, où la population, accablée d’impôts, ruinée par la guerre, fatiguée de la tyrannie de Catherine, indignée de ses débordemens, n’attendait qu’un appel pour