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LA PRINCESSE TARAKANOV.

leur effet ordinaire et lui attirèrent aussitôt tous les hommages ; elle fut pendant plusieurs jours la reine du salon de l’ambassadeur. Lady Hamilton voulait la retenir à Naples ; mais Naples était un lieu où l’on vivait trop au grand jour pour que, si peu de temps après l’issue malencontreuse de son séjour à Raguse, elle crût pouvoir y rester sans danger. Elle résista aux instances de l’ambassadrice en alléguant l’état de ses affaires, qui nécessitait sa présence à Rome, et partit avec un passeport qu’elle s’était fait délivrer par sir William au nom de la comtesse de Valmoden ; ce titre était encore emprunté à un fief, d’ailleurs depuis longtemps aliéné, dont le prince de Limbourg se considérait comme propriétaire en Hanovre.

Elle arriva le 21 décembre à Rome, précédée d’un jour par le jésuite Chanecki, qu’elle avait chargé de lui préparer un logis. Elle abordait ici un nouveau théâtre ; elle allait avoir à changer de personnage ou du moins à nuancer différemment celui qu’elle avait adopté. Sur cette scène de savans manèges et de rivalités soigneusement dissimulées, où la souplesse cléricale, analogue en tant de points à la ruse féminine, engendre une diplomatie qui domine jusqu’à la vie privée, où il ne se dit pas un mot qui ne cache une arrière-pensée, où il ne se fait pas une démarche qui ne réponde à un calcul secret, où les regards sont tendus sans cesse pour pénétrer au-delà de la surface, car tout le monde porte la même armure d’apparences, il lui fallait redoubler de circonspection et mettre en usage de nouveaux ressorts. Les attraits de la femme, qui lui avaient servi si heureusement jusqu’alors, ne suffisaient plus ; elle ne l’ignorait pas, et elle accomplit sa métamorphose avec une dextérité merveilleuse. Au lieu de se mêler à la foule des étrangers que chaque hiver amène à Rome, et que le conclave, le moins curieux pourtant des spectacles, y avait attirés cette année en plus grand nombre qu’à l’ordinaire, elle parut vouloir vivre dans la retraite. Elle prit, rue de la Longara, dans un quartier écarté, une maison vaste et d’aspect sévère qui décelait à la fois les besoins d’une grande existence et les habitudes volontairement austères d’une âme détachée. Afin de laisser au souvenir périlleux de sa récente déconvenue le temps de s’effacer, elle s’enveloppa d’un prudent incognito, sauf des indiscrétions adroitement ménagées qui ouvraient à propos un jour favorable sur le mystère de sa situation. Ses deux amis Domanski et Czarnowski changèrent aussi de nom pour dépister les connaissances qu’ils étaient exposés à rencontrer à Rome, et prirent ceux de Linowski et de Stanizewski.

Ses relations se bornèrent d’abord à la visite de ces deux gentilshommes et à celles de quelques anciens jésuites polonais qui, après