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maine de la couronne, servit une seconde fois, sous Catherine II, à récompenser dans la personne de Potemkin des services du même genre.

Le bruit courait que Rasumovski avait fini par décider Élisabeth à lui accorder secrètement sa main. Dans tous les cas, il passait pour certain qu’elle en avait eu plusieurs enfans, la plupart disaient deux fils et une fille, auxquels on avait donné le titre de princes et princesse de Tarakanov. L’un des fils, confiné dès son enfance dans un couvent à Perejaslav-Salesski, n’avait pas tardé à y mourir. L’autre vivait encore en 1800 ; il s’adonnait à l’étude de la chimie, que lui enseignait un professeur allemand, et il fut tué en faisant une expérience. Quant à la fille, placée toute petite dans un couvent de Moscou, on ignorait ce qu’elle était devenue. De là des conjectures qui, se mêlant à l’histoire vaguement connue de l’arrestation, du procès secret et de la mort mystérieuse d’une femme dont les intrigues avaient pendant plusieurs mois préoccupé l’impératrice Catherine II, donnèrent peu à peu naissance au roman qui n’a cessé de passer de livre en livre jusqu’à nos jours.

L’empereur Alexandre II eut, il y a quelques années, la fantaisie de connaître la vérité sur cette affaire ; il fit examiner par une commission le volumineux dossier relatif à la prétendue fille d’Élisabeth Pétrovna, conservé aux archives de Saint-Pétersbourg. À la suite de cet examen, un rapport lui fut adressé. On ne jugea pas à propos de le publier ; mais l’existence de ce mémoire ne resta pas inconnue, et remit en discussion l’histoire toujours obscure de la princesse Tarakanov. Les journaux s’en occupèrent ; enfin un recueil mensuel publié par l’université de Moscou donna en 1867 un extrait assez complet du mémoire officiel, qui jette quelque lumière sur cet étrange épisode, sans dissiper néanmoins toutes les incertitudes. Si les faits ne répondent pas entièrement aux traditions que nous venons de rappeler, si l’histoire a un autre dénoûment, elle ne perd rien de ce qu’elle avait de romanesque, et la catastrophe n’est pas moins tragique.

En ajoutant un nom de plus à la série déjà longue en Russie des faux prétendans, cette histoire offre un nouvel et curieux exemple du nombre de gens qui peuvent s’associer par calcul ou se prêter de bonne foi à une intrigue hardiment soutenue, et du succès que peut obtenir, même en un siècle de pleine lumière comme le XVIIIe, une fable bien ourdie. Elle permet de suivre pas à pas le progrès de la fiction dans l’esprit qui l’a conçue, et révèle un caractère qui n’a certainement rien de vulgaire. Les prétendans ont été pour la plupart des hommes ; ils se sont présentés les armes à la main, et ont entraîné les esprits par l’ascendant qu’exercent naturellement