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LA
PRINCESSE TARAKANOV

Tout le monde a pu voir à l’exposition universelle de Paris, en 1867, dans un des salons réservés aux artistes étrangers, un tableau qui arrêtait les regards par certaines qualités d’exécution, mais surtout par l’horreur du sujet, qu’il est impossible d’oublier. Dans un cachot éclairé d’une lumière glauque pareille à la lueur du rayon qui joue au fond d’un fleuve, l’eau se précipite par un large soupirail comme par la vanne d’une écluse ; elle est sur le point de recouvrir complètement une misérable couchette sur laquelle une femme en haillons est debout. Cette femme, jeune encore et qui conserve sous ses vêtemens sordides, malgré la longue souffrance dont son visage porte l’empreinte, un air de noblesse et des traits d’une rare beauté, se dresse avec épouvante, collée à la muraille, le cou plié en avant par la voûte surbaissée du cachot, les mains crispées, les yeux agrandis par la terreur. Elle regarde monter de minute en minute la mort inévitable ; quelques instans encore, et la prison sera devenue un tombeau. Ce tableau, exposé pour la première fois en 1864 à Saint-Pétersbourg, où il avait fait grand bruit, portait la signature d’un peintre russe estimé, M. Flavitzky, mort avant d’avoir pu jouir de son succès en France.

La scène que le peintre a voulu représenter est la mort de la princesse Tarakanov, fille de l’impératrice Élisabeth Pétrovna. Selon la légende, cette princesse avait été à l’âge de dix ans à peine secrètement enlevée par le prince polonais Casimir Radzivil, l’illustre adversaire des Czartoryski. Il l’avait emmenée en Italie dans l’espoir qu’elle pourrait un jour servir à ses desseins ; sous sa direction, elle avait tenté, par diverses intrigues à Rome et ailleurs, de se faire reconnaître comme légitime héritière de la couronne de Russie. Le comte Alexis Orlof étant parvenu à s’emparer de sa personne,