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pagne. Ses innombrables titres commencent par celui de gouverneur et capitaine-général des îles Philippines. Il est le chef de l’armée et de toutes les branches du gouvernement; mais son pouvoir, déjà tempéré par un conseil dit d’administration, où siègent avec l’amiral commandant la station les principales autorités civiles, ecclésiastiques et judiciaires, est de plus fort entravé par la nécessité de recourir à Madrid pour toute décision de quelque importance. L’archipel est divisé en provinces gouvernées par des fonctionnaires civils ou militaires; les premiers réunissent aux fonctions administratives des pouvoirs judiciaires; les seconds ont auprès d’eux des hommes spécialement chargés de rendre la justice. Ces tribunaux de première instance relèvent directement du tribunal suprême ou audiencia, siégeant à Manille, et dont le président est appelé regente.

Manille a une population d’environ 99,000 âmes; elle se divise en deux parties dont la physionomie est entièrement distincte. Sur la rive droite du Pásig est bâtie Manille proprement dite ou la ville de guerre entourée d’une enceinte de fortifications; sur la rive gauche s’élèvent les faubourgs Tondo, Binondo, Quiapo, Santa-Cruz, San-Miguel, Meisig, qui occupent une étendue beaucoup plus considérable que la ville, et qui sont, Binondo surtout, le centre des affaires commerciales; tout y est vie et mouvement. Dans les rues de la Escolta et del Rosario, les plus larges de Binondo, circule une foule compacte de piétons et de voitures : calèches légères attelées de deux petits chevaux indigènes qu’un cocher tagal coiffé du salacot[1] conduit à fond de train; lourds chariots chargés de sucre ou d’abacá[2], dont le conducteur sommeille bercé par le pas cadencé du buffle qui les traîne; coulies chinois pliant sous le poids de balances à deux paniers et auxquels le cocher indien, quand il ne renverse pas leur charge, allonge au moins un coup de fouet en passant. Sur les trottoirs, l’Européen, avec son costume de toile blanche et son large chapeau de paille, coudoie le commerçant chinois pressé par l’appât du gain, l’Indien et le métis étalant avec orgueil les couleurs voyantes d’une chemise de júsi et de sinamay[3], l’Indienne à la démarche gracieusement nonchalante. Il faut toute l’animation de cette foule bigarrée pour faire oublier la laideur et la vétusté des maisons. La partie inférieure seule est en pierre, elles n’ont qu’un étage, et sont surmontées d’un énorme toit en tuiles qui se prolonge sans interruption d’un bout de la rue à l’autre. Rien de moins comfortable que ces habitations, aucune fraîcheur pendant

  1. Chapeau hémisphérique en paille ou en corne.
  2. Chanvre de Manille.
  3. Tissus végétaux faits dans le pays.