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un mélange inespéré d’habileté et de bonheur elle tourna entièrement à son avantage.

Voici quel fut l’incident qui détermina la crise. J’ai dit deux mots tout à l’heure de ces vastes domaines relevant de la couronne de Pologne, et dont la jouissance formait une de ses plus importantes prérogatives. En les donnant en usufruit aux gens qu’ils voulaient s’attacher, les rois avaient là un moyen précieux d’entretenir ou de récompenser le zèle de leurs partisans. C’était ce qu’on nommait dans le langage familier de la politique panis bene merentium, le pain des amis qui servaient bien. Ces domaines n’étaient pas toujours des propriétés royales proprement dites : on y joignait aussi des patrimoines nobles dont la succession était litigieuse, et dont, en attendant que le débat fût tranché, la garde appartenait à la couronne. Dans le nombre et au premier rang figurait depuis plus d’un siècle déjà l’héritage de la puissante maison d’Osrog, dont la ligne directe était éteinte. C’étaient d’immenses terres situées dans le voisinage de l’Ukraine, rapportant plus d’un million de revenus, et couronnées par une forteresse qui dominait toute la contrée. Ce beau bien avait été substitué autrefois sous la condition expresse que le titulaire entretiendrait à ses frais six cents cavaliers toujours prêts à guerroyer contre les Turcs. Aucun des collatéraux n’ayant jusqu’ici voulu s’engager à remplir cette charge onéreuse, la succession restait en suspens, et les rois, qui en jouissaient, n’étaient nullement pressés de se dessaisir de ce fructueux intérim. Cependant, par égard pour les souvenirs et les droits de la famille, ils avaient toujours eu soin de n’en déléguer l’administration provivisoire qu’à quelqu’un des membres de la parenté pouvant prétendre lui-même à l’investiture définitive. C’est à ce titre que, depuis plusieurs générations, la possession en avait été dévolue à des seigneurs de la maison Sanguzko. Le dernier, grand dissipateur et pressé d’argent par suite de folles dépenses, n’imagina rien de mieux que de traiter comme sa chose le bien qu’il ne détenait que par une faveur princière, et d’en mettre en vente la transmission éventuelle. Il trouva tout de suite acquéreur pour ce droit imaginaire. Ce furent les princes Czartoryski, qui se le firent transférer moyennant une grosse somme d’écus payée comptant.

La transaction ne fut pas plus tôt connue qu’un cri universel s’éleva contre une violation aussi flagrante des lois constitutives de l’état et de la propriété. Tous les héritiers actuels ou possibles de la maison d’Osrog, se croyant un titre au moins égal à celui du vendeur, firent entendre de vives réclamations. Tous les nobles d’ailleurs considéraient les revenus de la couronne comme un butin dont chacun à l’occasion pouvait avoir sa part; il n’y en eut pas un qui ne s’indignât de voir ce fonds commun réduit par une sous-