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roi verra, écrivait-il, qu’on ne me manque d’égards que pour aller s’en vanter à la cour de Vienne. Tâchez qu’on ne mollisse pas, ces gens-là sont des poltrons : quand on leur montre les dents, ils filent doux; quand on les ménage, ils croient que c’est par peur. » En définitive, le roi, blessé dans son orgueil du peu de cas qu’on avait fait de son représentant, donna raison au comte, et le ministre, tout en maugréant au fond de son cœur contre un agent qui lui causait tant d’embarras, ne lui fit qu’une légère réprimande pour avoir manqué de sang-froid et n’avoir pas couvert son impolitesse d’une meilleure excuse[1].

Après quelques mois de taquineries réciproques, ainsi renouvelées de jour en jour, le comte eut enfin une preuve manifeste du degré de suspicion qu’il faisait naître par cette attitude hautaine et provocatrice. Le résident de France à Varsovie (un des premiers confidens du secret, comme nous l’avons vu) mourut après une longue maladie. A peine avait-il fermé les yeux que le secrétaire de la légation, au lieu d’aviser sur-le-champ l’ambassadeur de cet événement, exhiba un ordre du ministre, reçu depuis quelques jours, qui lui enjoignait de faire mettre les scellés par les officiers de justice de Pologne sur les papiers du défunt, et de ne les lever qu’à la venue de son successeur. Averti de cette étrange démarche, le comte comprit du premier coup ce qu’elle signifiait. C’était son secret qu’on cherchait, et qui effectivement allait se trouver tout au clair dans les papiers séquestrés. Il n’y avait pas un instant à perdre, et il n’en perdit pas. Sur-le-champ il expédia son propre secrétaire avec ordre de faire lever les scellés d’autorité et de lui rapporter tous les papiers compromettans. L’exécution fut faite si promptement, que le prince de Conti ne connut le péril que quand il était déjà conjuré. Sa terreur et celle du roi furent au comble. « Voilà un tour qui me confond, écrivit-il au comte; mais votre énergique détermination a tout sauvé : vous allez avoir une terrible querelle, mais le roi sent bien que vous ne pouviez agir d’autre manière ; laissez-vous quereller, et excusez-vous bien ou mal. C’est le roi qui me charge de vous mander de n’avoir pas de souci. » Le prince et le roi se trompaient : ce fut le ministre qui fut embarrassé d’avoir pris une précaution aussi injurieuse qu’inutile, que l’événement ne lui permettait pas de justifier, et ce fut lui aussi qui, prétextant une méprise, s’empressa de laisser tomber l’incident[2].

  1. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, 19 janvier 1754; — le marquis de Saint-Contest au comte de Broglie, M février 1754. (Correspondance officielle.) — Le comte de Broglie au prince de Conti, 19 janvier 175!. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  2. Broglie à Conti, 12 avril 1754; — Conti à Broglie, 20 avril et 12 mai 1754. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)