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et pour 500 autres de transport, ayant été nécessaire de porter à Grodno généralement tout ce dont on peut avoir besoin. Vous ne serez pas surpris qu’avec une maison considérable, plusieurs gentilshommes et un grand nombre de chevaux, on dépense en quatre mois 50,000 livres dans un pays où on boit facilement en un repas pour 100 ducats de vin de Hongrie. Je n’en ai pas donné, à la vérité, de cette espèce autant que j’aurais voulu. Je crois seulement pouvoir dire qu’à tous égards j’ai vécu honorablement et convenablement à mon caractère, mais sans magnificence et sans aucune ostentation, ce qui ne serait pas du tout déplacé cependant dans ce pays-ci, et y produirait même un très bon effet[1]. »

« On ne saurait, ajoute-t-il dans une seconde lettre plus pressante, sans avoir été en Pologne, connaître la multiplicité des dépenses que le séjour dans ce pays-ci occasionne. La maison de l’ambassadeur du roi doit, pour l’utilité de son service, devenir celle de tous les partisans de la France; il est fort à désirer qu’elle soit grande et qu’elle en soit remplie... Le faste des seigneurs polonais dans leurs équipages et dans la nombreuse suite dont ils les accompagnent est si grand que, sans vouloir les surpasser ou même les égaler, on ne peut se dispenser d’avoir une maison très considérable. Sans entrer dans un détail ennuyeux, je dirai seulement ici que je ne saurais sortir sans avoir vingt-six ou trente personnes ou chevaux avec moi; les secrétaires ou gentilshommes qu’on est obligé d’envoyer pour les plus petits complimens ne vont qu’en carrosse; jusqu’aux maîtres d’hôtel, la plupart du temps, ne vont pas autrement au marché[2]. »

Ces considérations étaient évidemment destinées à passer par-dessus la tête du ministre pour arriver droit au roi, car il eût été trop naïf au comte de supposer que le ministre allait de bonne grâce lui fournir les moyens de faire de sa maison le centre du parti qu’il lui défendait de constituer; mais le comte espérait que ce tableau, placé sous les yeux du roi, lui remettrait en mémoire l’assistance pécuniaire qui lui avait été promise comme une des conditions de son ambassade. En matière d’argent, les rois ont comme les particuliers la mémoire courte et l’oreille dure. Louis XV fit semblant de ne rien comprendre, et un petit mot très sec de M. de Saint-Contest apprit au comte que le roi ne jugeait pas à propos d’accroître en ce moment ses appointemens. Sans attendre un jour et sans prendre conseil de personne, le comte expédia au duc de

  1. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, décembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  2. Cette lettre, d’une date postérieure (25 juin 1754), a été intercalée ici comme étant appelée par le sujet et pour ne pas revenir sur les demandes d’argent qui se retrouvent plus d’une fois dans les correspondances du comte de Broglie.