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réunions, comme s’il n’eût fait ni vu autre chose de sa vie. « Je n’ai été occupé depuis que je suis ici, écrivait-il un peu plus tard, qu’à réchauffer nos anciens amis et à en faire de nouveaux. Je vois avec beaucoup de satisfaction que ma peine n’est pas inutile. La façon de vivre militaire à laquelle je suis accoutumé approchant beaucoup de la populaire, j’ai moins de mérite que n’en aurait un autre à me conformer au goût de la nation. C’est une façon de négocier qui réussit aussi bien avec les grands seigneurs qu’avec l’ordre équestre; ils sont assez honnêtes pour savoir gré aux étrangers, et surtout aux Français, de prendre part à leurs tumultueuses assemblées, dont les repas font la principale partie. Il faudrait être bien ridicule pour négliger un moyen de réussir qui exige aussi peu de talent. Il est vrai qu’on a besoin de plus de santé et de dépense[1]. »

Les instructions du comte de Broglie lui prescrivaient d’amener au plus tôt la rupture de la diète, pour empêcher, s’il était possible, même la proposition du traité d’alliance; mais il ne tarda point à reconnaître que là n’était pour lui ni la véritable difficulté ni le vrai péril. Faire rompre une diète avec le liberum veto pour instrument, et quand il suffisait d’une seule protestation pour tout paralyser, ce n’était certes pas un bien grave obstacle; c’eût été à la faire durer et aboutir qu’aurait consisté l’habileté véritable ; seulement le lendemain de la diète rompue s’ouvrait l’exercice de ce singulier droit de confédération dont je parlais tout à l’heure, et qui était à la fois le correctif et le complément du liberum veto. En vertu de cet incroyable usage dont on parvient à grand’peine à se faire une idée juste, la majorité d’une diète impatiente d’être arrêtée dans le cours de ses volontés par l’opposition de quelques membres avait la ressource de déclarer en quelque sorte l’état en péril, et de s’unir par une ligue particulière pour mener à fin son dessein interrompu. Tous les moyens lui étaient alors ouverts, y compris le recours à la force des armes, et tout de suite, dans l’intérieur de la ligue elle-même, l’exercice du veto personnel était suspendu, et toutes les décisions étaient prises à la pluralité simple. Quand on réussissait, comme cela était arrivé en plusieurs circonstances, à faire accéder à la ligue les grands dignitaires de la couronne et le roi lui-même, la confédération se trouvait alors représenter tous les pouvoirs de la société. C’était en réalité l’état tout entier, mais modifié momentanément dans sa constitution, et retrouvant pour une fois la liberté de mouvement et d’action que lui refusaient les entraves de la légalité ordinaire.

  1. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, Grodno 19 novembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)