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le verra, la plus grande influence sur les péripéties de la diplomatie secrète, il est indispensable que j’en donne tout de suite quelque idée. C’était une maison de bonne noblesse, originaire du Piémont et établie en France depuis un siècle seulement. Le premier du nom qui eût pris du service dans nos armées y était entré sur l’appel de Mazarin, après la paix de Westphalie, avec le grade de lieutenant-général qu’il occupait déjà dans les troupes du duc de Savoie. Demeuré dévoué à son protecteur pendant les orages de la fronde, il lui avait tenu, lui tout seul, compagnie dans cette nuit terrible où le cardinal dut quitter son palais sous un déguisement pour se soustraire aux coups d’une multitude furieuse; puis il avait pris sous ses ordres le commandement d’un des corps de l’armée qui ramena bientôt après à Paris la cour victorieuse. Cette fidélité méritoire lui fut comptée, sinon à lui-même (il mourut peu après ce retour), au moins à sa descendance, car on avait vu en moins de cent ans son fils et son petit-fils élevés l’un après l’autre à la dignité de maréchal, et le second, employé dans de grandes ambassades en même temps que dans le commandement des armées, avait ajouté à ce haut grade militaire le titre de duc avec hérédité, le plus élevé après la pairie dans la hiérarchie nobiliaire du temps. Une si rapide accumulation d’honneurs ne pouvait manquer de faire un peu murmurer, d’autant plus que le rang de la famille se trouvait ainsi hors de proportion avec son bien, qui était très modique, et avec ses alliances, qui n’étaient ni très nombreuses à la cour, ni des plus éclatantes. Il était difficile pourtant d’imputer cette grandeur si vite acquise uniquement à un caprice de la bienveillance royale, car les traits de caractère qu’on s’accordait à reconnaître et même à reprocher à ces favoris d’un nouveau genre étaient les moins faits pour plaire. Un esprit indépendant et caustique, l’âpre franchise du langage, l’austérité des principes poussés jusqu’à la rudesse et la fermeté des convictions jusqu’à l’entêtement, c’était là, disait-on, leur humeur héréditaire, et ce ne sont pas les qualités qui font d’ordinaire apprécier ou pardonner le mérite par les gens en puissance.

Un seul faisait exception à ce portrait plus sérieux qu’aimable, et par une singularité qui dans ce temps et ce lieu-là ne choquait personne, c’était un ecclésiastique, frère du second maréchal et connu à Versailles sous le nom du grand abbé. Celui-là ne se distinguait pas des autres par le tour même de son esprit, qui était vif et moqueur comme celui de tous ses parens; mais il avait l’art d’employer cette verve mordante à divertir et non à offenser ses supérieurs. Avec une grande taille désossée, une tenue peu soignée, un rabat malpropre, un propos toujours railleur et parfois libre, tout l’air d’un personnage sans conséquence en un mot, l’abbé de Bro-