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sa physionomie, que je croyais assister à toutes les agitations de son âme.

Mon attention fut soudain détournée de Sedji. J’entendis dans le lointain les cris par lesquels les bettos ont coutume d’annoncer l’arrivée d’un officier et de lui frayer un passage. Les cris approchèrent rapidement ; bientôt nous pûmes voir les grandes lanternes du gouverneur, qui, portées par les coureurs, semblaient voler au-dessus du sol. « Le gouverneur ! le gouverneur ! » s’écria-t-on de tous côtés. Un soldat mit la main sur l’épaule de Sedji. « Prépare-toi, lui dit-il, le gouverneur de Yokohama est arrivé. » Aucun mouvement ne trahit l’émotion du condamné, pas un muscle de sa face ne bougea ; saïo (en effet) fut toute sa réponse. Il se tint immobile, les yeux fixés sur la place où les chevaux du gouverneur s’étaient arrêtés. Un officier se détacha du groupe de son escorte, et, courant vers les soldats qui gardaient Sedji, il leur dit quelques mots à voix basse. « L’exécution est renvoyée à demain, répéta-t-on bientôt sur toute la place. Le ministre anglais exige que le régiment des officiers assassinés soit présent. » En effet il en était ainsi. Lorsqu’on dit à Sedji qu’il avait encore quelques heures à vivre, il eut pour la première fois un mouvement de frayeur, et son visage si pâle devint plus pâle encore. Mionitchi, mionitchi (demain, demain), répéta-t-il, et, sans rien ajouter de plus, il se laissa tranquillement ramener dans la prison.


VI.

Le lendemain matin annonçait une belle journée ; le temps était clair et froid. Toute la communauté étrangère de Yokohama s’était donné rendez-vous à Tobi. Ceux qui avaient vu Sedji la veille étaient curieux de savoir s’il soutiendrait jusqu’à la fin le rôle de héros qu’il avait voulu jouer ; les autres étaient avides de connaître l’homme qui depuis vingt heures était l’objet des conversations de chacun. Si Sedji n’avait eu d’autre but que de montrer à ses ennemis, aux étrangers, qu’un Japonais savait rester calme en présence de la mort, il devait être content. Tous ceux qui l’avaient vu avaient été forcés d’admirer son courage et la dignité de son altitude.

Vers huit heures du matin, le régiment dont Baldwin et Bird avaient fait partie arriva sur la place des exécutions, où il se forma en ligne. Au même moment, la prison s’ouvrit, et un kango (chaise à porteurs), dans lequel Sedji était enfermé, en sortit, porté au pas de course par deux hommes. La chaise fut posée à terre au milieu du carré formé par les soldats anglais et par les nombreux spectateurs étrangers. L’élément japonais n’était que faiblement repré-