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festin, dégénérant d’ordinaire en orgie et ne finissant que lorsque les plus intrépides s’étaient couchés, las de chanter et de boire. Sedji avait souvent été invité à ces turbulentes réunions, mais il avait toujours refusé de s’y joindre, se disant malade et incapable de boire. Il faisait cependant apporter de grandes quantités de sakki dans sa chambre, et y buvait avec la courtisane son amie. Un soir, on le vit entrer inopinément dans la salle commune, la figure rouge et le regard allumé, et sans se faire prier, il s’était mêlé à la société de quelques officiers qui soupaient en société de danseuses et de chanteuses. À ses premiers propos, on avait compris qu’il était ivre, et l’hôte, curieux d’en apprendre un peu plus long sur son compte, ne lui épargnait pas les rasades, afin de donner plus facile cours à sa langue. Sa maîtresse avait voulu l’entraîner au dehors, mais il l’avait repoussée rudement et était devenu de plus en plus bruyant. Un des officiers présens avait prononcé le mot de todjin (étrangers). À ce mot, Sedji était devenu furieux, avait accablé les étrangers d’invectives, et s’était oublié jusqu’à dire que, si une centaine seulement de Japonais pensaient et agissaient comme lui, c’en serait bientôt fait de tous les barbares.

Le meurtre de Kamakoura était à cette époque présent à la mémoire de tous, et la police de Yédo, désireuse par exception de faire son devoir, avait envoyé des instructions détaillées aux maîtres des maisons de débauche de Sinagawa, qui servent ordinairement de refuge à tous les malfaiteurs de la capitale. La police japonaise est admirablement organisée lorsqu’elle veut bien faire. Elle a des espions partout, et les propriétaires des maisons publiques comptent d’office dans le nombre.

Aux dernières paroles de Sedji, l’hôte s’était éloigné sans que son absence eût été remarquée. La maîtresse du lonine s’en aperçut la première et lui glissa quelques mots à l’oreille. Rappelé à lui-même, il quitta la table à l’instant et remonta dans sa chambre. Lorsqu’un moment après on le vit reparaître dans la grande salle, il était silencieux, et, les mains appuyées sur ses jambes, prêt à se lever d’un bond, il s’assit près du feu, le visage tourné vers la porte d’entrée. Cette porte s’ouvrit presque aussitôt, donnant accès à l’hôte et à six hommes de police qui s’approchèrent de Sedji en lui intimant l’ordre de les suivre. Sedji tira un poignard qu’il tenait caché sous sa robe et se jeta sur celui qui l’avait livré ; mais il avait affaire à des hommes experts dans la manière de capturer les malfaiteurs dangereux ; les agens le saisirent rapidement par derrière, lui tenant les bras, l’étranglant à demi, et, quoiqu’il opposât une résistance furieuse, il se vit bientôt désarmé et solidement garrotté. C’est en cet état qu’il fut transporté en prison, où on le laissa sans