Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
216
REVUE DES DEUX MONDES.

manière ils entendaient le dépenser ; ils s’établirent sur un grand pied, remplaçant les logis de bois par de spacieuses maisons solidement construites en pierre ou en pisé, élevant des magasins, des hangars, des écuries, remplissant leurs demeures de domestiques, tenant table ouverte, adoptant en un mot la vie large et coûteuse des communautés européennes en Chine et aux Indes.

Les Japonais prirent à cette époque, jusqu’à un certain point, leur revanche en provoquant sur le prix des vivres et de la main-d’œuvre une hausse énorme, qui n’aboutit du reste qu’à mettre le marché de Yokohama juste au niveau de ceux de la Chine. Les étrangers, tout en se disant indignement volés, n’en continuèrent pas moins à vivre en grands seigneurs. Les indigènes accoururent alors de toutes les provinces de l’empire visiter ce qu’ils appelaient les « palais des étrangers ; » ils admirèrent les meubles, les étoffes, les instrumens européens ; ils semblèrent frappés d’étonnement de la manière de se vêtir, de manger et de boire de leurs hôtes. On les reçut en général de bonne grâce, souvent même on leur fit de petits cadeaux, toujours reçus avec force remercîmens et parfois payés de retour sous forme de paniers remplis d’œufs ou d’oranges. Cependant on remarqua bientôt que ces visiteurs appartenaient, presque sans exception, aux basses classes de la société japonaise ; c’étaient le plus souvent des parens ou amis des serviteurs de la maison, ou bien de petits marchands qui, au moment de retourner dans leur province après s’être débarrassés à Yokohama de quelques balles de soie, de quelques caisses de thé ou de quelque laque ou bronze d’art, brûlaient de voir ces habitations curieuses élevées par les étrangers, et dont on contait merveille dans l’intérieur du pays. La nombreuse et hautaine aristocratie japonaise se tenait loin de Yokohama, évitait les nouveau-venus, affectait pour toutes les innovations importées par eux un dédain superbe. Elle semblait pressentir que cet élément hétérogène, introduit dans la société japonaise, y causerait une révolution qui tournerait tout à l’avantage de la bourgeoisie, et détruirait tôt ou tard le prestige dont elle avait joui seule jusqu’alors. Aussi les nobles se montrèrent-ils dès le principe, à de rares exceptions près, hostiles aux représentans de l’Occident, et exploitèrent-ils volontiers toute occasion de manifester en public les ressentimens qu’ils nourrissaient.

Les étrangers se souciaient au fond assez peu de cette irritation des esprits. Ils n’étaient pas venus au Japon pour quêter les sourires de la noblesse, et la bienveillance d’un prince indigène ne les intéressait que dans la mesure du profit qu’elle pouvait leur rapporter. D’un autre côté, c’étaient des hommes vifs et peu endurans, ayant le sentiment de leur valeur personnelle et nullement enclins à la laisser