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JUVÉNAL ET SON TEMPS.

illusion paraît d’abord très naturelle ; il semble que des princes qui régnaient sur le même pays et au nom du même principe devaient se croire liés les uns aux autres, et que c’était une façon indirecte d’attaquer leur gouvernement que d’insulter leurs prédécesseurs. Napoléon entendait de cette manière la solidarité des rois ; il prenait pour lui les complimens qu’on adressait à Charlemagne, et se tenait pour outragé quand on se permettait de dire du mal de Louis XIV ; mais les Césars n’avaient pas les mêmes scrupules. Comme chacun d’eux avait été l’ennemi de celui qui régnait avant lui et qu’il s’en était souvent débarrassé pour prendre plus vite sa place, il n’avait aucun intérêt à défendre sa mémoire, et c’était même lui rendre service et lui faire plaisir que de l’attaquer. Depuis Auguste, qui souffrait que le flatteur Ovide le mît bien au-dessus de César, ce fut une tradition chez tous ces princes de permettre qu’on abaissât les autres pour paraître plus grands. Ils se chargeaient quelquefois eux-mêmes de ce soin, et l’on vient de retrouver à Trente un édit de l’empereur Claude où il parle très légèrement de son oncle Tibère et de son neveu Caligula. Cet exemple nous prouve que la mémoire des Césars n’était pas regardée comme sacrée, et qu’on pouvait maltraiter l’empereur mort sans déplaire à l’empereur vivant. Les sévérités de Juvénal, quand elles s’adressaient au passé, n’étaient donc pas des crimes ou même des témérités, et beaucoup se les étaient permises, qu’on ne pouvait pas soupçonner d’être des républicains. Il a osé attaquer le chef de la dynastie impériale ; mais avant lui Sénèque ne l’avait pas ménagé davantage : ne disait-il pas, dans un ouvrage dédié à Néron, que la clémence d’Auguste n’était qu’une cruauté fatiguée ? Il ne s’est pas fait scrupule de se moquer de l’apothéose de Claude ; il plaisante sur la façon dont Agrippine « le précipita dans le ciel en lui faisant manger cet excellent plat de champignons après lequel il ne mangea plus rien » ; mais qui parlait sans rire de ce dieu étrange ? Sénèque est bien moins respectueux encore dans cette spirituelle satire qu’il composa quelques jours après la mort du prince, et au moment même où un décret du sénat lui ouvrait le ciel. Il est probable que ce charmant ouvrage fut bien accueilli au Palatin, et qu’Agrippine et Néron, qui détestaient Claude, cherchaient en le lisant à se délasser de ces airs de veuve inconsolable et de fils désolé qu’ils étaient obligés de prendre pour recevoir les complimens du sénat et des provinces. Je ne dis rien de la manière dont Juvénal traite partout Domitien ; quelque sévère qu’il soit pour ce prince, il ne l’est pas autant que Pline. Le Panégyrique était pourtant un discours officiel, et si Pline, qui parlait en présence de Trajan, n’a pas cru qu’il fût nécessaire de modérer ses violences, c’est qu’elles étaient sans