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et Charles-Auguste, et où il rencontra le prince de Schwarzenberg. Il était accompagné partout de son fidèle Nostitz, à qui nous devons la plus grande partie des détails sur ses derniers jours, et de Dusseck, le musicien, qui, même au camp, chassait par son jeu la mélancolie du prince, et « expédiait en même temps autant de vin que possible à travers son gosier singulièrement desséché. » Cependant il attendait vainement un entretien avec le général en chef, et dans son impatience il allait et venait des journées entières sur le marché d’Iéna en se plaignant avec sa franchise habituelle, fort déplacée ici, on le comprend, et peu séante à un officier neveu de Frédéric, de l’état de l’armée mal préparée au combat, à peine approvisionnée, de la lenteur et de la sénilité des chefs (Brunswick avait soixante-douze ans, Mœllendorf quatre-vingt-deux), du désordre et du manque d’entente entre les commandans. Le 8 enfin, il obtient une audience de Hohenlohe, mais il en sort moins confiant encore qu’il ne s’y était rendu ; triste et sans espoir, il ne nourrit plus qu’une seule préoccupation désormais, « la crainte de manquer l’occasion de combattre et de mourir. » Elle ne devait pas se faire attendre. Le surlendemain, 10 octobre, on vient lui annoncer à Rudolstadt, où il s’était rendu à la tête de son corps, que Lannes vient de refouler ses avant-postes. Il accourt aussitôt à la tête de 5, 000 cavaliers et se trouve en présence de tout le corps d’armée du maréchal français. La lutte dura cinq heures. Malgré le calme et le coup d’œil militaire même dont le prince fait preuve dans une circonstance aussi difficile, attendant en vain des secours qui n’arrivent pas, il se voit écrasé ; c’est alors qu’il résolut de ne pas survivre à la défaite. Nostitz, qui veut le couvrir, est frappé à ses côtés ; lui-même, grièvement blessé, refuse de se rendre et reçoit le coup mortel qu’il désirait. « Diable ! voilà qui est bon, s’écria Lannes en apprenant la nouvelle, cela fera sensation dans l’armée. » On retrouva son corps le lendemain, complètement dépouillé et couvert de treize blessures. Les soldats français voulurent eux-mêmes lui rendre les derniers honneurs et le portèrent à la tombe des princes, à Saalfeld. La duchesse de Cobourg déposa une couronne de lauriers sur son cercueil. Napoléon seul devait faire exception dans ce concert d’hommages rendus à la valeur et au patriotisme. Devant le clergé protestant de Berlin réuni pour recevoir le vainqueur, il voulut flétrir sa gloire en racontant lui-même les anecdotes les plus injurieuses sur celui qui ne l’avait jamais combattu qu’à armes loyales.

Le deuil fut général dans le pays et dans l’armée, dont le prince avait été une des gloires. Les poètes le chantèrent ; aujourd’hui encore, dans les solennités funèbres, les soldats entonnent l’hymne composé en la mémoire du jeune héros : « pleurez, Prussiens, car il est tombé ! » Varnhagen, alors tout jeune, et qui allait devenir