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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

« Je demeurais à Berlin sur le quai de la Sprée, et ma chambre était au rez-de-chaussée. Un matin, on vint m’éveiller à huit heures pour me dire que le prince Louis-Ferdinand arrêtait à cheval sous ma fenêtre, et qu’il voulait me parler. Très étonnée de cette visite matinale, je me hâte de me lever et d’aller à la fenêtre. Il avait particulièrement bon air à cheval, et son émotion augmentait encore la noblesse de son visage. « Savez-vous, s’écria-t-il, que le duc d’Enghien a été saisi sur le territoire de Bade, traduit devant une cour martiale et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? — Quelle folie ! répondis-je. Ne voyez-vous pas que les ennemis de la France répandent ce bruit ? — Puisque vous doutez, répliqua le prince, je vous enverrai le Moniteur, où vous lirez le jugement. » Et ce disant il piqua des deux et partit au galop. Sa physionomie respirait la vengeance ou la mort. »


Nous avons vu qu’à la fin de 1804 il s’était échappé de Berlin pour se soustraire aux embarras de son double amour, aux insistances de ses créanciers, mais aussi à sa fausse position politique, car on l’excluait systématiquement des affaires. À son retour, il réclame une politique plus vigoureuse, il veut à tout prix qu’on s’allie à l’Autriche et à la Russie. Aussi libéral que patriote, il ne croyait au triomphe de la liberté que par la défaite de Napoléon : sa douleur sur la triste situation du royaume était réelle ; le neveu de Frédéric ne supportait qu’impatiemment le vasselage indigne où vivait son pays. La violation du territoire prussien par les troupes françaises dans leur marche d’Ulm sur Vienne fut saluée par lui comme une bonne nouvelle, car il espérait que cet affront achèverait de décider le roi. Quel ne fut pas son dépit quand il vit revenir Haugwitz du quartier-général français, apportant la paix et des échanges de territoires peu honorables pour la Prusse ! Le prince ne sut ni modérer ni cacher sa colère ; aussi le considéra-t-on comme le chef de l’opposition, et le peuple de Berlin, qui alla le soir même briser les vitres du palais de M. de Haugwitz, fit une ovation au prince, en même temps qu’on organisait une sérénade pour Hardenberg, que l’on savait dans des dispositions belliqueuses. Le prince, qu’on accusa d’avoir été l’instigateur du tumulte, n’y avait été pour rien, la chose semble prouvée aujourd’hui ; mais il dissimulait si peu son mépris pour le premier ministre que l’opinion fut bien excusable de le désigner comme l’auteur premier de ces agitations. On trouve des traces de cette antipathie jusque dans ses lettres intimes. « J’ai été aujourd’hui à Charlottenbourg, chère Pauline ; mais la colère d’avoir ce coquin d’Haugwitz en face de moi m’a ôté tout appétit. Le misérable n’a pas osé me regarder en face, car jamais mortel n’a été plus méprisant et plus hautain que je ne l’ai été avec lui. Le roi parlait timidement et en hésitant, » — comme on le reconnaît bien