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et exister dans le saint-empire romain de nation germanique ?

Malgré l’enthousiasme pour la liberté, le 18 brumaire n’excita que de l’admiration. La grandeur de l’homme frappait et éblouissait tout le monde. La reine elle-même portait sur elle son portrait en médaillon ; — qui lui eût prédit alors les insultes grossières dont le parvenu devait l’abreuver six ans plus tard ? — Rahel ne renonça jamais à son admiration pour le héros, même en 1813, au plus fort de la haine allemande et malgré son patriotisme prussien. Les émigrés eux-mêmes avaient partagé ce premier engouement. Ce n’est qu’en 1805, lors de la guerre d’Autriche, que des partis politiques commencèrent à se former et à diviser la société. Déjà l’occupation du Hanovre et la proclamation de l’empire avaient refroidi les âmes pour le vainqueur de Marengo. Le prince Louis-Ferdinand n’avait pas attendu jusque-là pour manifester sa haine. Rahel, il est vrai, prétendit toujours que cette haine ne lui était point naturelle, qu’il « se l’était fourrée dans l’idée, » pour me servir de son expression énergique, et qu’à force de se monter la tête, il avait fini par y croire lui-même. L’amie semble ici prêter au prince les dispositions qu’elle nourrissait elle-même. Rahel, fidèle en cela à son origine, était peu sensible à ce que nous appelons les vertus chevaleresques, qui manquaient si complètement à Napoléon. On comprend sans peine que Louis-Ferdinand fût au contraire vivement choqué de certains côtés vulgaires et peu généreux du grand capitaine. Le prince fut d’ailleurs un des rares hommes qui semblent avoir pénétré Bonaparte dès le premier consulat, et, c’est une justice à lui rendre, ce ne fut pas seulement le gentilhomme de vieille roche, ce fut aussi l’ami de la liberté et des idées modernes qui fut blessé du coup d’état. Il savait mieux que personne que c’en était fini de l’ancien régime et que Berlin aussi y passerait. « Pensez-vous donc, chère mère, dit-il un jour à la princesse Henry, scandalisée de voir qu’on ne battait pas le tambour à sa sortie en voiture, pensez-vous donc que les choses seront toujours ainsi ?… Je vous le jure, vous sortirez un jour de ces portes, et on ne battra pas aux champs, croyez-moi. » Les événemens ne donnèrent que trop raison à ses prévisions sinistres, en France aussi bien qu’en Allemagne. Napoléon, dont il détestait la mauvaise foi, mais dont il ne songeait pas à contester le génie, se dévoilait de plus en plus. « Ce qui lui répugnait surtout dans Bonaparte, dit Mme de Staël, c’était sa façon de calomnier tous ceux qu’il craignait et de rabaisser dans l’opinion même ceux qui le servaient, pour les avoir mieux sous sa dépendance. Il m’a souvent dit : Je lui permets de blâmer ; mais, quand il assassine moralement, il me révolte. » Une anecdote qu’elle raconte peint au vif et le prince et ses sentimens pour le maître de la France.