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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

limites. Déjà, toute jeune fille, elle avait eu des liaisons avec un jeune Russe, le baron Schuwalof, qui l’abandonna, et dont la famille lui fit une pension de 2,000 francs jusqu’à sa mort (en 1849). Le comte Hugo Hatzfeld, le frère du prince de Hatzfeld que Napoléon voulut faire fusiller en 1806, faillit l’épouser ; Gentz la trouvait charmante et renoua volontiers avec elle ses relations premières lorsqu’en 1814 il la retrouvait à Paris. Je n’essaierai point d’énumérer tous ceux que charma cette séduisante fille d’Eve qu’on prendrait certainement pour l’original de Philine, si Wilhelm Meister avait été écrit dix ans plus tard. Ceux mêmes qui ne tombèrent pas dans les pièges qu’elle tendait sans le vouloir, Alexandre de Humboldt, Henriette Mendelssohn, Varnhagen, Brinckmann, Rahel, ne tarissent point sur le charme de cette nature unique. On peut s’étonner, en lisant l’odyssée de sa vie, que tant d’amis aient continué à la voir et à la recevoir, que Rahel surtout, la plus pure des femmes, ne la reniât jamais ; quand on a lu ses lettres, on trouve la chose presque naturelle. Rahel d’ailleurs n’était vraiment pas assez fourmi pour repousser l’insouciante cigale. Cette nature de courtisane naïve vivant toujours dans le présent sans jamais songer à l’avenir et sans se laisser importuner par le souvenir du passé, si ce n’est pour regretter des occasions de plaisir manquées, — s’amusant avec conviction, si éloignée de mettre, comme les belles Juives que nous avons rencontrées, de la vanité ou de l’amour de tête dans ses passions fugitives, — désordonnée, dépensière, capricieuse, mais généreuse aussi, ne se donnant jamais pour plus ou mieux qu’elle n’était, — toujours riante et gaie, drapée dans son voile de beauté et de jeunesse qui faisait tout oublier, attirait Rahel par « sa vie originale, son libre esprit, la justesse de son jugement. » Elle n’avait rien de factice, et son étourderie excluait tout raffinement de corruption. Enfant, elle adorait les enfans ; fille de la nature, elle sentait vivement la nature. Varnhagen lui-même le constate, quoiqu’il ne l’aime guère, et il le constate à une époque où déjà il avait fait les plus tristes expériences du caractère de Pauline vieillie. « Elle avait un sentiment incorruptible de la vérité, dit-il, et ne s’inclinait absolument devant aucune illusion, devant aucun préjugé : elle s’en tenait à la réalité la plus évidente, incapable de nier ou de cacher ce qui lui était agréable ou désagréable. Elle manquait de tout ce qu’on appelle culture ; mais elle était aussi dépourvue de tout ce que la culture entraîne de faux, d’affecté, de précieux. En sa jeunesse, tout cela se réunissait à un charme irrésistible et à la beauté la plus gracieuse. » Malheureusement ce sont là des natures qui ne devraient pas vivre longtemps ; ces sortes de femmes n’ont pas le droit de vieillir, elles prennent d’avance et doublement leur