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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

« Certes son entourage était mal composé, dit-elle encore après la mort du prince ; mais, tandis qu’il supportait simplement les mauvais, il savait apprécier les bons et les attirait. » Le prince en effet pénétrait à merveille son monde. Malgré une bienveillance qui pouvait paraître banale, il savait à quoi s’en tenir sur les hommes ; ses jugemens, on le voit par ses lettres, étaient piquans et justes.

Se laissant si peu imposer par les apparences, on comprend ce qu’il trouva en Rahel. Seule, elle osait lui tenir tête et lui dire la vérité. S’il ne l’écoutait pas, « que voulez-vous que je vous dise ? lui répondait-elle, ou plutôt je n’ai rien à vous dire, si je ne dois pas vous dire vos vérités. » Il s’établit ainsi une noble amitié entre ces deux natures si bien faites pour se comprendre, pour se deviner ; c’était pour lui un amour platonique destiné à compléter ses affections plus sensuelles. « Il fallait qu’il lui dît tout ; s’il composait, il voulait qu’elle fût assise près de lui. » À tout instant, il s’annonçait chez elle par un petit mot écrit moitié en français, moitié en détestable allemand : « Je serai cette après-dînée, entre six et sept heures, chez vous, chère petite, pour raisonner et déraisonner avec vous pendant deux heures. J’ai dit à Gentz que vous êtes une sage-femme morale, et que vous accouchez le monde si doucement et sans douleur qu’il reste un sentiment agréable même des idées les plus pénibles. Portez-vous bien d’ici là[1] . » De cette correspondance si active, il ne reste malheureusement que des fragmens appartenant presque tous aux lettres du prince. Rahel les avait légués à Fouqué en lui écrivant : à Louis est un homme historique. C’était l’âme la plus fine, connue de bien peu de personnes, quoique beaucoup aimée, plus souvent méconnue. Ce n’est pas vanité si j’essaie ainsi de me glisser à côté de lui dans le souvenir des hommes. Les lettres qui me font le plus d’honneur sont brûlées pour que les ennemis ne les lisent pas, car cette âme troublée (der Vielverworrene) écrivait tout à son amie intime, souvent sur une feuille détachée, sur quelque page restée blanche ; mais ce que je vous dis avec un vrai sentiment d’orgueil, c’est qu’il est dommage que mes lettres à lui n’existent plus. J’aimerais à laisser au monde un exemple de la franchise dont on peut user vis-à-vis d’un prince tant aimé et déjà conduit si haut par la gloire. » Aussi la consultait-il toujours, cherchant auprès d’elle des consolations ou du calme. Il tenait à son jugement plus qu’à celui de toute autre personne. Quand il eut revu Goethe inter pocula et qu’il se fut un peu plus lié avec lui, il écrit à sa maîtresse, Pauline Wiesel, pour le lui raconter, puis il ajoute : « Bien des choses à la petite, et dis-lui ce que je pense maintenant de Goethe ; je suis

  1. Ici, comme dans les citations suivantes, les mots imprimés en italique sont en français dans l’original.