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les enthousiasmèrent pour le jeune Prussien que huit ans après ils allaient rencontrer, pour ne plus jamais le revoir, sur le champ de bataille. Rentré en grâce auprès de son cousin en 1799, il venait de s’installer à Berlin, lorsque Gualtieri le présentait à Rahsl. Déjà il s’était lié avec Gentz et les Schlegel, avec Fichte et Schleiermacher, avec Bülow aussi, son compagnon d’armes de 1792, et avec Scharnhorst, qui en 1813 organisa la délivrance. Il attirait ainsi chez lui tous les hommes de mérite, à quelque classe ou à quelque profession qu’ils appartinssent. Quand Schiller, peu avant sa mort, vint à Berlin goûter des triomphes bien tardifs, Louis-Ferdinand voulut être le premier à lui offrir l’hospitalité et à le fêter. Jean de Müller, nous l’avons vu déjà, ne put se soustraire au charme du prince. « J’en suis tout à fait ensorcelé, écrivait-il ; c’est un des plus beaux hommes qui se puissent voir. Il sait bien plus de choses que je ne supposais… Il a beaucoup d’esprit et d’énergie. » Le prince de Ligne le met sur le même rang que Charles-Auguste, l’ami et le protecteur de Goethe, en appelant le duc de Weimar et le prince de Prusse « les deux hommes les plus aimables et les plus distingués d’Allemagne et même d’Europe. » G. de Brinckmann disait avec raison, ce semble, que, si Louis-Ferdinand avait eu le bonheur de naître dans une condition inférieure, il se serait conquis une grande position ; né sur le trône, il l’aurait illustré ; né sur les marches de ce trône, il était condamné à ne rien faire de bon. Ce fut cette fausse situation qui, selon Brinckmann, le jeta dans la vie de plaisir. Mme de Staël porte un jugement tout semblable. « Il était plein de feu et d’enthousiasme, dit-elle ; seulement, à défaut de la gloire, il cherchait trop les orages qui agitent la vie. » Elle nous a conservé quelques anecdotes sur le prince qui le peignent au vif, avec son ardent patriotisme, sa haine de Bonaparte, ses allures brusques et originales, son sans-gêne, sa vie de dissipation, ses extases musicales. Il se rencontrait en cette dernière passion avec le prince Antoine Radzivil, et les deux jeunes beaux-frères passaient leur vie avec les musiciens, surtout avec Himmel et Dusseck, les deux maîtres de chapelle en vogue. On comprend sans peine ce que les habitudes de la bohème artiste pouvaient ajouter à la vie, déjà si fantaisiste et si scandaleuse aux yeux du roi, de son spirituel cousin. Rahel, qui lui était fort attachée, et pour laquelle il professa un culte enthousiaste, fut elle-même impatientée de ses désordres. Elle lui reprochait vivement son manque d’activité régulière, la dissipation inexcusable des beaux dons que la nature lui avait départis : elle ne croyait point en effet que l’ordre et la travail fussent incompatibles avec le talent. Elle souffrait de le voir en mauvaise compagnie, parce qu’elle savait que sa nature meilleure le portait vers un commerce plus distingué. Pourtant elle était juste pour lui.