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Singulier talent que celui de Sébastien del Piombo! Cet artiste n’a pas un atome de génie véritable, de sentiment moral, et cependant il excite l’admiration, tant il est maître de ses moyens. Il est impossible de ne pas être frappé de la belle ordonnance de ses scènes, de son habileté à disposer et à grouper ses personnages, de la fierté de leurs allures et de leurs attitudes. Tout cela est composé à froid, mais avec la sûreté d’une main qui ne peut errer; tout cela est sorti non pas directement de la contemplation de la nature, mais de la méditation intelligente des grandes œuvres créées par l’art italien ; bref, comme certains poètes classiques, Sébastien del Piombo atteint à la grandeur par la rhétorique. Une certaine inspiration est compatible avec la rhétorique, une inspiration comparable à ce qu’on appelle dans l’ordre des sentimens les amours de tète : aussi, quand je dis que Sébastien del Piombo compose à froid, faut-il entendre ces mots avec une nuance. Il a l’enthousiasme des formes pour elles-mêmes, et il s’échauffe à combiner des lignes comme un rhéteur qui aime et possède son art s’échauffe à combiner des phrases. Toutes les fois que j’ai regardé ses tableaux, j’ai retrouvé en moi exactement la même sensation que j’avais éprouvée lorsque j’avais lu les œuvres du poète anglais John Dryden. En tenant compte des différences qui séparent les deux arts de la peinture et de la poésie, les deux époques et les deux civilisations, Dryden est juste l’analogue de Sébastien del Piombo; c’est la même nature et la même forme d’esprit, la même science consommée, la même habileté à suppléer à l’insuffisance de l’inspiration par la connaissance profonde des beaux modèles, à faire apparaître des fantômes de grandeur, d’énergie, de beauté, et à les faire prendre pour des réalités. Lisez par exemple les deux admirables odes de Dryden, Sainte Cécile et la Fête d’Alexandre, qui sont justement regardées comme deux chefs-d’œuvre classiques : ce sont deux inspirations de tête dans lesquelles la facile et naïve spontanéité de la nature n’est pour rien; le poète s’est mis à couver ses sujets comme une poule ses œufs, et il a fini par s’échauffer lui-même dans cette incubation. Cependant quel sentiment profond de ce qui constitue l’ode dans le seul choix de ces sujets ! Comme le poète a bien reconnu que ces sujets étaient lyriques par essence, qu’ils se prêtaient naturellement au fracas des grandes images, au beau délire qui, selon notre législateur poétique, est dans l’ode un effet de l’art, et qu’en même temps ils contenaient les ressources nécessaires pour maintenir ce délire dans les cadres sévères des compositions classiques, pour conserver l’unité au sein de l’apparente incohérence des sentimens contraires! Que manque-t-il à Dryden pour être mis sur la ligne des très grands poètes? En vérité, je ne sais trop. Éloquence, énergie, sentiment du drame, fierté du nombre,