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les choses telles qu’elles sont réellement, mais telles que les préoccupations habituelles et la forme de notre esprit veulent que nous les voyions. Cette même scène, qui nous a paru froide de sentiment, a fait au contraire une impression de violence sur un des plus brillans écrivains de ce temps-ci, M. Taine. Obéissant aux tendances de son vigoureux esprit, qui devant toute chose a besoin d’un trait net et ferme qui la résume, la grave et la classe, se rappelant d’ailleurs que le dessin de cette page remarquable a été attribué à Michel-Ange, le jeune écrivain a surtout été préoccupé de chercher dans cette flagellation «les attitudes sculpturales, les muscles tordus et tendus du patient et des bourreaux. » Attitudes sculpturales, oui; muscles tendus et tordus, franchement, non. A la vérité un des bourreaux lève un bras pour frapper en détournant à demi le corps, et ce mouvement, qui force le torse à le suivre, imprime un pli à la chair; mais il n’y a là ni tension ni violence, c’est le même mouvement que nous avons fait dans nos heures les plus calmes lorsque, sans changer d’attitude, nous avons détourné la tête pour voir quelque objet placé derrière nous. Et comme ce bourreau frappe mollement, sans conviction! dirai-je presque; il lève son paquet de cordes tout simplement pour avoir occasion de faire mieux ressortir les lignes de son corps, qui est en effet irréprochable. Cette flagellation est un jeu, on le voit bien au calme du Christ, calme qui est non pas le résultat de la résignation ou du stoïque effort d’une âme divine, mais le résultat d’une parfaite indifférence pour des coups dont aucun ne peut meurtrir sa chair. Cette fresque a été tout simplement un prétexte à montrer trois beaux corps; cependant, en dépit de son insignifiance morale, on reste longtemps cloué devant cette œuvre, car ces trois corps robustes, élancés, souples, sveltes, à la manière de ceux des jeunes gens de Michel-Ange, présentent le plus parfait modèle de dessin qu’il nous ait été donné de voir jusqu’à ce jour, si parfait, que l’âme, satisfaite de la volupté que lui donne cette profonde science de métier, ne demande rien au-delà. Contempler cette fresque donne le même genre de plaisir que l’on trouve à lire une page de prose indigente d’idées, mais bien équilibrée, d’une correction accomplie et d’une forme flatteuse à l’oreille. La beauté du dessin triomphe, dis-je, de l’insignifiance du sentiment moral ; elle fait un miracle plus difficile encore, elle triomphe de la couleur de Sébastien del Piombo, qui a quelque chose de singulièrement désagréable, même dans ses œuvres les plus brillantes, — tout disciple du Giorgione qu’il ait été, — et qui est ici noire à l’excès, comme si elle avait été calle de poussière de charbon mouillée d’eau[1].

  1. Sebastien del Piombo a fait une répétition réduite de cette fresque dans un petit tableau qui se trouve à la galerie Borghèse.