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LA QUESTION OUVRIÈRE.

quante ans des puissances considérables, suivant en cela la marche naturelle que l’historien latin assigne à la croissance même des états. L’Association internationale au contraire est née de toutes pièces dans le cerveau de quelques ouvriers parisiens ; elle s’est formée comme un état-major sans armée ou comme une administration sans administrés : de là sa faiblesse actuelle. Elle n’a qu’un personnel d’agitateurs. Elle ressemble assez à une ville que des spéculateurs auraient bâtie pour y attirer des habitans ; ceux-ci ne sont pas encore venus, et c’est un problème de savoir s’ils viendront jamais. Un autre trait distingue l’Internationale des trade’s unions. Ces dernières n’ont pas rédigé un programme philosophique ou économique ; elles luttent contre les patrons, non pour exterminer le capital et le remplacer par des combinaisons artificielles, mais seulement en vue d’obtenir chaque jour des conditions meilleures. Leur politique est empirique, complètement dégagée des systèmes. L’internationale a une doctrine, un plan de palingénésie, une philosophie sociale, elle parle un langage sibyllin et affecte des prétentions illimitées. Aussi, tandis que les trade’s unions sont de redoutables instrumens d’action matérielle, Y Internationale n’a été jusqu’ici qu’un élément d’agitation morale. Les premières ont de nombreux corps de troupes qui opèrent sur tous les points du territoire anglais ; l’autre n’a que des cadres qui lancent des manifestes et font des plans de campagne, sans qu’il en puisse sortir aucun résultat immédiat.

Cependant l’Association internationale a fait récemment bien des efforts pour se constituer une base solide d’opérations. Elle s’efforce de fonder des sociétés de résistance ou des chambres syndicales ouvrières : l’on nous apprend qu’il en existe déjà soixante ; mais quelle est l’organisation de ces groupes, et de quel effectif disposent-ils ? C’est un mystère. Nous avons sous les yeux un document intéressant, véritable manifeste anonyme lancé dans le public par des ouvriers parisiens lors de la première grève du Creuzot. Il y est dit que « cette grève ne recevant pas son mot d’ordre de Paris et ne s’appuyant pas sur les fédérations ouvrières parisiennes, dont l’importance grandit tous les jours, ne peut ni s’étendre, ni se prolonger. » — « Tous les ouvriers de Paris, ajoute-t-on, tendent de plus en plus à former une vaste fédération de travailleurs, organisés hiérarchiquement et ayant à sa tête un véritable ministère responsable, chargé de résister au capital et de lui faire concurrence. Bien convaincu que le droit c’est la force, et que la force c’est l’ordre, ils se sont surtout préoccupés jusqu’ici d’organiser l’ordre dans les masses, et l’on peut dire qu’ils ont presque atteint leur but… Ils se sont servis du droit de réunion pour reconstituer sur de nouvelles bases les corporations féodales des corps et métiers que 1789 avait