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réponse plus ou moins spirituelle ne saurait satisfaire le bon sens : le travail à la tâche n’est possible que dans les occupations qui produisent un résultat matériel facilement appréciable et mesurable ; or ce n’est pas le cas pour les services intellectuels d’un administrateur ; ce n’est pas le cas non plus pour l’ouvrage d’un matelot de la marine de l’état, qui ne fournit, en fin de compte, aucun article ayant une valeur reconnue dans le commerce. Il faut traiter avec sévérité tous ces déplorables sophismes. La vraie cause de l’hostilité de plusieurs trade’s unions importantes contre le travail à la tâche a été indiquée par les commissaires de l’enquête, c’est que ce mode de paiement fait ressortir l’immense influence de la volonté et de l’attention sur la productivité du travail. Les médiocres ouvriers n’ont aucun intérêt à la constatation de cette vérité, et, comme ils dominent dans les unions, ils prohibent toute autre forme de rétribution que le salaire à la journée.

Toutes ces prétentions des ouvriers unionistes n’ont dans la pratique d’autre appui que les grèves. La préparation et l’organisation des grèves, c’est donc la grande affaire des trade’s unions, tout le reste n’est qu’accessoire ; mais une grave difficulté se présente. Pour que les coalitions soient efficaces, il faut l’unanimité de tous les travailleurs d’un métier ou tout au moins d’une usine ; il faut en outre prévenir l’arrivée d’ouvriers étrangers. Par un système de terreur organisée, les associations anglaises ont essayé d’atteindre ce résultat. Il n’est moyen d’intimidation auquel elles n’aient eu recours. Il faut ici encore distinguer les corporations locales et les corporations nationales. Les premières n’ont reculé devant aucune violence et aucun crime : les autres se sont montrées plus réservées, plus dissimulées, disons le mot, plus hypocrites. Il est inutile de faire ici le récit des crimes de Sheffield ou de Manchester : des ouvriers inoffensifs tués à coups de fusil, des familles entières que l’on fait sauter avec de la poudre, c’est là ce que dans l’argot des unionistes on appelle a job, une petite affaire. Il se trouve des hommes qui, à prix débattu, se chargent de ces exécutions. Nous avons les comptes des unions, et nous savons à combien reviennent au XIXe siècle les assassinats, les incendies et autres méfaits. Les Saltabadils et tous les spadassins de théâtre ou de roman sont loin de vendre leurs services à si bon compte. Si, dans une œuvre d’imagination, on lisait que deux hommes se sont chargés, moyennant 37 francs 50 cent, chacun, de faire sauter dans sa maison avec de la poudre une personne qui leur était inconnue, on crierait à l’invraisemblance : cependant ce fait et d’autres analogues sont démontrés par l’enquête. On connaît l’étrange épisode historique du vieux de la montagne et des ismaéliens il y a huit siècles. Poussés par l’espoir d’un paradis dont on leur donnait un avant-goût terrestre, les