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plus, et — pour éclairer tout cela — deux beaux yeux d’expression mobile, diverse, passant du grave au doux, et, que leur lumière rayonne ou se voile, toujours pleins d’intelligence et de captation. Elle avait, comme Mme de Staël, l’habitude en causant d’agiter à la main quelque chose : un couteau d’ivoire, un crayon, une fleur. Toutes les femmes de ce temps-là se ressemblent par je ne sais quel idéal de convention dans la façon d’être et dans la mise, dont les portraits d’Angelica Kauffmann donnent bien la note. C’est le règne des draperies, des beaux bras et de la harpe. Hors de son salon, elle était naturelle, ses billets le prouvent, et aussi ses vers, très rares, mais excellens, qui sont beaucoup moins des morceaux de poésie que des découpures prises sur le vif à l’emporte-pièce, et destinées, comme ces fleurs qu’on enferme dans un livre, à marquer une date, à perpétuer le souvenir d’une sensation. On ne saurait prétendre qu’avec Goethe elle se soit jamais maniérée ; elle resta ce qu’elle était, une personne d’infiniment d’esprit, de goût et de distinction, très femme et très coquette, c’est-à-dire trois fois plus qu’il n’en faut pour faire le malheur d’un honnête homme, car si les derniers temps de cette relation furent « le soir d’un beau jour, » le début pour Goethe fut un enfer. — Et voyez la juste rémunération des choses d’ici-bas, c’est du mal qu’elle aura causé que la postérité lui tiendra meilleur compte. Éléonore d’Este fut aimée du Tasse, qui en devint fou ; Charlotte de Stein aima Goethe, qui par elle apprit à souffrir, et les deux noms d’Eléonore et de Charlotte vivront autant que ceux du Tasse et de Goethe. Je n’ai jamais compris pourquoi l’on appelait « fléaux de Dieu » les conquérans ; fléaux tout court, à la bonne heure ! Il n’y a de fléaux de Dieu en ce monde que les femmes, car à l’idée du mal qu’elles peuvent faire et qu’elles font, l’idée de grâce et de salut vient aussitôt se joindre, effaçant tout de son éclat.


Henri Blaze de Bury.