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m’y voir prolonger mon séjour; Herder venait de rentrer en Allemagne; je n’avais d’ici à quelque temps aucun service qui rendît nécessaire ma présence auprès du prince héréditaire : c’est donc pour vous, pour vous seule et pour Fritz que je revenais, et dans quelles dispositions vous retrouvé-je ! comment fus-je reçu de vous comme de mes amis ! Cependant la grande-duchesse part en voyage; elle emmène Herder, et veut aussi me prendre avec elle : je refuse pour ne pas quitter mes amis, pour rester à vos côtés. Je reste, comme je suis revenu, à cause de vous, de mes amis, et c’est pour m’entendre répéter à toute heure que je n’aime personne, et ferais tout aussi bien d’être absent. Remarquez qu’il n’était pas même question en ce moment de cette relation qui paraît tant vous irriter. Qu’est-ce, voyons, que cette relation? quel obstacle crée-t-elle à mes autres affections? à qui est-ce que je dérobe ce que je donne de mes sentimens à cette pauvre créature[1], les heures que je passe avec elle? Interrogez Fritz, Herder, ceux-là qui m’approchent de plus près; ils vous diront si je suis moins sympathique aux gens, moins dévoué qu’autrefois, si je n’appartiens pas au contraire plus

  1. La pauvre créature ici n’est autre qu’une blonde et jolie enfant que le hasard avait poussée sur son chemin, et qui finit par devenir sa femme. Fille d’un modeste libraire, Christiane Vulpius, douée d’une éducation assez médiocre et n’ayant pour elle que son frais visage, ses belles boucles, ses lèvres de pourpre, son pied mignon, cette Bettina bourgeoise devait naturellement peu réussir près de la noblesse et du monde esthétique de Weimar, et Mme de Stein, toute la première, n’avait point à la ménager. Elle commença par l’appeler dédaigneusement « la demoiselle de M. le conseiller privé, » et plus tard affecta de la présenter aux yeux du monde sous les traits d’une seconde Thérèse Levasseur. Goethe, à travers toutes ses escapades romanesques, avait toujours rêvé les joies de la famille. Dans cette éblouissante jeune fille qui s’offrait à lui sans naissance, sans fortune et sans titre, vit-il du premier coup d’œil celle qui pouvait lui donner un bonheur qu’il ne devait attendre ni d’une comtesse ni d’un bel esprit? Pensa-t-il avoir découvert là cet être bon, naturel, féminin, destiné à ne s’occuper que de son intérieur, à ne rien savoir des intrigues du dehors, à ne jamais l’interroger sur rien : étoile fixe et bienfaisante dont la douce lueur reposerait ses yeux de l’importune fascination de tant de soleils? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il la prit avec lui et ne la quitta plus. C’était une Catherine d’Heilbronn, vivant dominée, subjuguée par le regard du maître, voulant ce qu’il voulait, soumise et passive jusqu’à la déchéance. «Rien ne manquait à cet heureux mariage, si ce n’est la bénédiction du prêtre, » écrit assez ingénument l’honnête M. Riemer, un de ces commentateurs sans préjugés qui détestent l’hypocrisie, même alors qu’elle est un simple hommage rendu à la vertu. La bénédiction, après s’être fait attendre dix-sept ans, eut lieu pourtant le 19 octobre 1806, trois jours après la bataille d’Iéna. Goethe connaissait trop bien le cœur des femmes; il avait trop voyagé dans ce pays du Tendre pour ne pas savoir ce que valent ces sentimens, un peu vulgaires peut-être, mais qui ne vous marchandent jamais ni la soumission ni le sacrifice. Il lui resta jusqu’à la fin très fidèlement attaché. La douleur qui le prit en perdant cette brave et bourgeoise gardienne de son foyer fut de nature à venger la pauvre Vulpius de bien des sarcasmes décochés d’en haut par telle grande dame.