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Une femme portée aux idéalités doit nécessairement être incomprise de son mari. C’est la loi depuis le commencement du monde, et M. le baron de Stein, froid, gourmé, homme et gentilhomme de cour et d’étiquette, n’était pas pour faire mentir cette loi. Mme de Stein, loin de trouver le bonheur dans le mariage, n’y avait appris qu’à douter d’elle-même, et c’est contre ce doute profond, mélancolique, inexprimable, que Goethe eut à réagir tout d’abord. La manière dont il s’y prit doit être la bonne, si j’en crois une lettre fort rassurante écrite presqu’au début de cette relation. « Le monde recommence à me plaire; je m’en étais séparée, vous me réconciliez avec lui ; il y a un an à peine, je voulais mourir, maintenant, grâce à vous, je veux vivre. »

Bientôt l’attachement fut dans son plein (novembre 1776), et le règne de la grande dame, type d’Iphigénie et de la princesse Éléonore dans Torquato Tasso, s’établit pour ne plus finir. A quatre-vingts ans, le sentiment vivait encore, accru en quelque sorte par la perte même de celles que la mort lui prenait : mère, sœur, amante. « C’était un lien entre elle et moi pareil à ceux que forme la nature[1]. » Ce noble et sévère attachement où la passion est pourtant son heure ne fut pas toujours exempt de troubles ; il en coûtait, il en cuisait à Goethe de sentir aux bras d’un autre, à qui elle appartenait, cette belle et intelligente personne qu’il adorait, et pour laquelle, tout en platonisant, il brûlait de plus de feux qu’Achille n’en alluma. « Pourquoi chercher à nous abuser? Nous ne nous sommes rien, non, rien l’un à l’autre, et nous nous sommes trop ! » Et autre part (1781) : « Mon âme est désormais inséparable de la tienne; quel vœu, quel sacrement imaginer pour légitimer cette union indissoluble? Les Juifs ont des liens dont ils s’enlacent dans leurs prières. Ainsi lorsque ta pensée me possède, je serre autour de mon bras quelque ruban dérobé à tes cheveux, à ta ceinture, et je t’invoque, ô dame de sagesse, de modération et de patience, mais sans pouvoir participer à ces vertus dont tu gardes le secret pour toi seule. Oh! par pitié, je t’en supplie à genoux, complète ton ouvrage et fais que je sois heureux ! »

Le vœu fut-il entendu, exaucé? Les mémoires du temps disent que non, et aussi les correspondances; mais ce billet qu’on va lire, que de choses ne trahit-il pas ! « Cette nuit, enivré, éperdu, je fus au moment de jeter à la mer mon anneau de Polycrate, car je songeais, dans le silence et l’ombre, à mes félicités. Je calculais, j’additionnais; que de trésors, de délices, quelle somme! » Et voyez la coïncidence : tandis que l’amant se livrait à cette arithmétique enthou-

  1. Voyez les lettres à Lavater, 1774-1783.