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me traitant d’imbécile pour avoir essayé d’être bon et pour avoir cru à la bonté des autres. Je jetai brutalement ma pelisse à Ivan, qui, me voyant troublé par la colère, n’osa me demander d’où provenait une certaine croûte de neige qu’il avait découverte tout de suite à l’avant-bras de la manche droite. Un paquet d’épreuves m’attendait sur ma table de travail, je le pris sans l’ouvrir et je le jetai avec mépris dans la corbeille aux papiers de rebut. Oh! quand j’y pensais, comme je m’en voulais d’avoir cru à la sympathie, comme je rougissais d’avoir démenti tout le reste de ma vie, comme j’étais humilié d’avoir écrit ce qui était là sous enveloppe, et que pour rien au monde on ne m’aurait fait relire ! Je passai presque toute la nuit sans dormir. Quand mes yeux commençaient à se fermer de lassitude, je revoyais nettement la scène odieuse où j’avais joué le rôle de victime, et de victime ridicule. La bande qui m’avait tendu ce guet-apens était sans doute allée raconter son exploit dans quelque brasserie mal famée, et j’étais redevenu, malgré tous mes efforts, la fable de ce petit peuple moqueur.

Vers la fin de la nuit, mes idées devinrent moins violentes, la haine avait presque disparu; mais la tristesse, mais l’amer découragement avait envahi mon âme tout entière.

Le lendemain matin, lorsque l’homme qui venait me faire la barbe commença de me savonner le menton, il fut frappé de ma pâleur, et me le dit avec un affectueux intérêt. Je lui répondis durement de se mêler de ses affaires. Il se mit à regarder Ivan avec étonnement. Ivan, de son côté, pour ne pas se compromettre, se mit à regarder les toits chargés de neige. Cette pantomime me déplut, et j’ordonnai à Ivan de s’occuper de son service. Il sortit.

Resté seul, je m’assis au coin de la cheminée, le coude sur le marbre, la tête dans la main. Je songeais à l’immensité de ma déception.

Il pouvait être onze heures, lorsque j’entendis comme un bourdonnement de voix confuses sous mes fenêtres. Presque aussitôt la porte d’en bas s’ouvrit, et les dalles du rez-de-chaussée retentirent sous les coups pressés d’une douzaine de paires de bottes qui se débarrassaient de leur neige; puis on commença de monter. La bande était précédée, dans la cage de l’escalier, d’une odeur très prononcée de tabac à fumer. Avant que Ivan eût pu m’avertir, j’avais deviné que c’étaient des étudians.

— Chez moi ! m’écriai-je avec indignation, me braver jusque chez moi! Si ce n’est pas le comble de l’infamie !

J’eus un instant l’idée d’ordonner à mon domestique de les jeter du haut en bas de l’escalier; mais je réfléchis qu’il lui était absolument impossible d’accomplir à lui tout seul cette besogne. Je cher-