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sans renoncer à l’ours qui lui avait valu tant de succès, ne publiait plus de séries sur ce personnage, mais simplement des dessins isolés, toujours amusans, mais de moins en moins blessans pour la victime. On finit par m’accepter tel que j’étais. Les gens se contentaient de dire : C’est un homme qui manque de grâce, mais qui a de la bonne volonté.


VI.

Dix-huit mois environ après le commencement de mon épreuve, M. le conseiller Wentzel, avec qui j’avais causé musique dans les salons de M. le recteur, m’invitait à ses symphonies du vendredi. Cela fit grand bruit dans Munchausen, parce que M. le conseiller était très avare de ses invitations, et il semblait au moins étrange que moi précisément je fusse l’objet d’une pareille préférence.

J’avais, comme tous les Allemands, le goût ou plutôt la passion de la musique; mais jusqu’alors je haïssais trop le contact de la foule pour aller entendre au Thiergarten l’excellente musique des dragons, je me sentais aussi trop déplacé dans un salon pour oser franchir quelques-unes des portes qui, à la rigueur, auraient encore pu s’ouvrir devant moi.

Si vous avez été longtemps sans entendre de bonne musique, vous jugerez de mon ravissement lorsque je fus à même d’en écouter d’excellente au milieu de quelques personnes distinguées, qui, par cela seul que nous nous rencontrions sur un terrain privilégié, ne s’inquiétaient pas de mon passé, et m’accueillaient avec bienveillance.

Ce soir-là, on jouait l’andante de la Symphonie en la de Beethoven. Il me sembla qu’au début le grand artiste avait voulu exprimer l’angoisse et les plaintes d’une âme vaillante écrasée par la douleur; puis tout à coup, au milieu de cette immense douleur, on voit poindre une lueur d’espérance qui peu à peu grandit, éclaire l’âme tout entière, et lui arrache enfin de véritables cris de triomphe. C’était, moins la grandeur et la sublimité du génie, l’image même de la lutte que je soutenais avec bravoure, sinon avec succès, contre les défaillances et les révoltes de mon âme. Voilà du moins ce que je ressentais avec une émotion profonde; cette douleur, je la connaissais, je l’avais éprouvée; seulement le grand maître l’idéalisait et la rendait sublime. Cette espérance, je l’avais éprouvée, je l’éprouvais encore; cette joie, j’espérais bien la ressentir un jour, et qui me dit d’ailleurs que ce jour ne fût pas arrivé? Quels maîtres, mon Dieu ! que ceux dont les chants peuvent ainsi s’emparer d’une âme et l’arracher à son désespoir ou à son abaissement!