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tais mis hors d’haleine pour monter ses six étages! J’étais si loin de m’attendre à cette réponse, que je restai un instant à regarder l’étudiant avec des yeux tout interdits. J’ouvrais déjà la bouche pour le remettre à sa place, quand une réflexion me traversa rapidement le cerveau. C’est encore une tentation, me cria une voix intérieure, allons, ferme! un bon mouvement!

Alors je me mis à sourire, et, tendant cordialement ma main au jeune étudiant, qui n’osa pas me refuser la sienne, je lui dis avec une bonhomie qui me surprit moi-même : — Non, non! mon jeune ami, je ne l’entends pas ainsi. Vous m’en voulez, et vous êtes dans votre droit; mais je suis aussi dans le mien en essayant d’obtenir mon pardon. Or je ne croirai l’avoir obtenu que si vous me faites le plaisir de souper avec moi.

Il sourit alors, et s’inclinant avec une grâce courtoise : — Je suis, dit-il, aux ordres de M. le professeur.

Il me plaisait, ce garçon, probablement parce que je m’étais donné quelque mal à son intention, et comme j’étais un peu fatigué d’avoir couru si loin et d’être monté si haut, je m’appuyai sur son bras. Les étudians que nous rencontrions étaient saisis d’une stupeur profonde en voyant le professeur Würtz passer bras dessus bras dessous avec un des leurs. Dans les groupes, on se poussait le coude, on se retournait quand nous étions passés. Quelques mauvais plaisans levèrent même les bras au ciel comme pour le prendre à témoin.

Ivan, qui savait que, sous aucun prétexte, je n’avais jamais retardé d’une minute l’heure de mon dîner, commençait à se demander sérieusement s’il n’irait pas prévenir son excellence M. le directeur de la police grand-ducale. Son inquiétude se transforma en un ahurissement comique quand il fut témoin de ce phénomène étrange : le professeur Würtz amenant un convive, et quel convive! un étudiant! Je fus obligé de lui donner deux fois l’ordre de mettre un second couvert.

Le gigot aux confitures était-il desséché? Je n’en ai nulle souvenance. La choucroute était-elle mangeable? Probablement, puisqu’elle fut mangée, et même d’un assez grand appétit. Quand, à l’exemple des héros d’Homère, « nous eûmes chassé la faim et la soif, » Ivan mit devant nous une vieille fiole de kirsh au ventre rebondi; nous allumâmes nos pipes, et Heilig me raconta son histoire. Il étudiait la théologie avec l’intention d’être pasteur; son père venait de mourir, laissant à sa charge le reste de la famille. Il lui fallait donc renoncer à ses études pour chercher une place de précepteur. Il avait appris que le prince von Stackelbaum cherchait un précepteur. On lui avait dit que je connaissais un peu le prince,