Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/825

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux confitures de groseille sera calciné, et la choucroute ne sera pas mangeable. Je me connais, après un aussi misérable dîner je ne dormirai pas, j’aurai la migraine, et ma leçon de demain sera mauvaise. C’était la gourmandise qui disait cela en moi, la gourmandise, qui est un vice d’égoïste. Je m’en aperçus à temps, et, comprenant que je m’en allais à la dérive sur un courant trop bien connu, je tins tête à l’orage, et je fis bonne résistance.

— Ah! il te faut des gigots cuits à point, et l’idée d’une choucroute manquée suffit pour te mettre de mauvaise humeur! Eh bien ! tu seras puni par où tu as péché !

En disant cela, je pris la ferme résolution de ne pas dîner avant d’avoir vu ce jeune Heilig. Qui sait, pensai-je, si le pauvre garçon n’est pas dans un besoin pressant, et ne compte pas les heures avec angoisse?

Ici, il me vint une idée que je jugeai excellente et qui me fit sourire; je doublai le pas pour la mettre plus tôt à exécution. Alors j’oubliai comme par enchantement ma faim et ma fatigue, et je jetai sur tout ce qui m’entourait des regards satisfaits.

La demie après sept heures sonnait au beffroi de la place d’Armes quand je commençai à gravir l’escalier étroit de l’étudiant. Je comptai d’abord cinq étages, qui m’amenèrent essoufflé et haletant au pied d’une échelle de meunier. L’échelle aboutissait à la porte d’une mansarde. Je frappai. On ouvrit aussitôt, et George Heilig en personne m’introduisit dans un réduit dont la nudité faisait peine à voir. L’étudiant m’offrit poliment son unique chaise, et attendit, debout, ce que je pouvais avoir à lui dire.

J’avais un peu compté le voir surpris et charmé de ma visite et de l’honneur que je lui faisais. Surpris, il l’était, cela se voyait bien; charmé, je n’en suis pas aussi sûr. Cela me piqua un peu, mais je résolus de me contenir. J’avais vraiment trop fait jusque-là pour risquer de tout perdre par un faux mouvement.

Après avoir un peu soufflé, je lui dis : — Vous êtes venu chez moi, c’est sans doute pour affaire.

— En effet, monsieur le professeur, c’est pour une affaire très sérieuse.

— Très bien ! mais nous serons plus à notre aise chez moi. Allons! venez partager mon souper; nous causerons à table.

Il rougit, et je compris, mais trop tard, que j’avais fait une allusion blessante à la pauvreté de son logis. Il déclina, en fort bons termes d’ailleurs, l’honneur que je voulais lui faire, me demandant seulement la permission de me reconduire et de me parler en chemin.

Pour le coup, c’était trop fort! Me refuser! et cela quand je m’é-