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rée. J’irais peut-être jusqu’à dire qu’elle avait une expression angélique, s’il n’y avait un rapprochement grotesque et irrespectueux entre l’idée qu’on se fait généralement d’un ange et les sourcils en broussailles, les lunettes à branches d’or et la grande houppelande velue de M. le professeur Würtz. Je ne savais plus que penser. C’est pourquoi je résolus de tout faire pour tirer la chose au clair.

Toutes les fois que le docteur Würtz était en bas, la petite Marguerite montait me prévenir, car c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre causer, sans me mêler d’ailleurs à la conversation, sinon par des monosyllabes et des réponses insignifiantes. Vingt fois je m’étais dit : Aujourd’hui même je parlerai à M. le professeur Würtz, et je lui demanderai pourquoi sa personne est si différente de sa réputation ; vingt fois mon courage avait été decrescendo depuis le seuil de ma mansarde jusqu’au palier du rez-de-chaussée, et, tout en maudissant ma propre lâcheté, je tournais furtivement à droite ou à gauche, derrière les grands comptoirs chargés de livres, au lieu d’entrer, le front haut, par la porte du milieu.

J’eus honte tout de bon de cette contradiction que je trouvais en moi-même, et comme je me piquais d’être un philosophe, comme j’étais fier d’appartenir à la jeune Allemagne, qui se déclare elle-même une génération forte et énergique, je fis appel à toute ma volonté. Une réflexion me décida tout à fait. Qu’aurait fait Goethe à ma place? Il aurait parlé : je parlerai donc. Je me coupai la retraite à moi-même par une sorte d’engagement écrit que je pris sur mon journal. Juste au moment où je finissais de l’écrire, ma porte s’ouvrit. Dans l’entre-bâillement, j’aperçus l’œil mutin et le petit nez retroussé de Marguerite. — Maman m’envoie te prévenir qu’il est en bas.

Je tressaillis, puis, jetant un regard effaré sur les quelques lignes de mon journal qui liaient ma volonté, je me précipitai dans l’ombre de l’escalier, comme Curtius dans le gouffre classique.


II.

M. le professeur Würtz était assis à sa place habituelle, feuilletant le grand atlas botanique de Rosenkranz, et donnant des conseils à Mme Beckhaus sur la dentition de la petite Martha, tandis que la pauvre enfant poussait des cris aigus en se fourrant son petit poing dans la bouche, et bavait à faire frémir.

Je m’avançai de trois pas vers le docteur et le saluai profondément. — S’il vous plaît, monsieur le professeur Würtz.

— S’il vous plaît, monsieur l’étudiant.