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hein! Le fat! J’ai failli l’étrangler de mes mains tout à l’heure. — Bah !.. et à quel propos? dit la princesse Leonora. — Il aime la fille du vieux Sertorius, » Et soulevant le rideau, Carnioli montre à la grande dame la blonde Marthe, qui est à l’autre extrémité de la salle, c Elle est drôlement fagotée, pauvre fille! — Possible! mais le physique est bien. — Et il l’aime fort? — A deux genoux. — Eh bien! que voulez-vous que j’y fasse? — Princesse, ce lien funeste que je n’ai pu briser ni par prières ni par menaces, un seul de vos regards suffirait à le réduire en cendres. »

Il faudrait transcrire ce second acte tout entier pour faire comprendre tout ce qu’il y a de finesse, d’esprit, de grâce délicate et de vivacité. Toutes les qualités charmantes de M. Feuillet sont là dans leur vrai jour. — Bref, l’opéra est terminé; la salle éclate en bravos, et Roswein s’avance sur le théâtre. « Vous ne lui jetez pas votre bouquet? dit Carnioli. — Si ça peut vous être agréable... » La princesse se penche en dehors de la loge et se recule précipitamment en éclatant de rire. « Qu’est-ce qui arrive donc? — Oh ! mon Dieu ! mon mouchoir qui est parti avec le bouquet! J’avais enveloppé la queue de ce bouquet avec mon mouchoir... Vous comprenez. — Je comprends très bien, » murmure Carnioli.

Ces deux premiers actes sont ravissans, pleins de naturel et de mouvement. Je dois avouer maintenant qu’il y a dans le reste de la pièce un léger parfum de romantisme qui surprend un peu tout d’abord, et avec lequel il faut se familiariser. L’étude exacte de la nature, qui depuis des années pénètre dans les arts avec excès peut-être, nous rend plus difficiles à accepter sans marchander l’irrésistible passion qui naît d’un regard fatal. Et il n’y a pas à dire, le regard que la princesse lança en même temps que son mouchoir au jeune maestro était incontestablement fatal, car lorsqu’à l’acte suivant nous voyons arriver chez Leonora Roswein, qui tout naturellement rapporte le fameux mouchoir, le pauvre garçon est chancelant, pâle, déjà blessé mortellement, et nous sommes obligés de comprendre que quelque esprit infernal l’a touché de son aile. « Étrange regard! dit-il, un incendie dans la nuit! Sa noire prunelle roule dans ses profondeurs de chaudes effluves et des parcelles d’or, comme une mer sombre incrustée d’étoiles... Son œil s’est ouvert soudain comme un nuage qui lance la foudre;,., elle m’a couvert de flammes. (Il tire de son sein le mouchoir de Leonora.) Ce misérable chiffon de dentelle me brûle la poitrine! » Cependant la princesse raille ce malheureux qui, sur le point de s’évanouir, tombe sur une chaise. Il faut dire que M. Febvre, qui est un excellent comédien, je le répète, mais est porté vers les teintes sombres et a du goût pour les éclats, accentue un peu trop le côté fatal de sa situation. Sa physionomie énergique, sévère, le timbre cuivré de sa voix extrêmement rapide, se prêtent malai-