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perdent 2 ou 3 millions de rémunérations. Supposez que, par une de ces inspirations de désespoir qui ont saisi quelquefois de grands industriels anglais, M. Schneider se décidât à fermer ses ateliers, préférant à une mort lente la mort brusque et sans phrases, qu’arriverait-il ? M. Schneider serait atteint dans sa fortune, ce n’est pas douteux ; il verrait s’écrouler sur lui l’édifice qu’il a élevé par son énergie et son intelligence. Qu’aurait gagné la population du Creuzot ? Elle perdrait même le bénéfice de l’aisance qu’elle a pu acquérir, des améliorations qui ont transformé le pays depuis trente ans. Il en serait ainsi partout où des chefs d’industrie se verraient conduits à ces résolutions extrêmes.

Faire la loi au patron, lui imposer de dures conditions, c’est fort bien ; mais, comme le chef d’industrie n’a pas une mine inépuisable de capital pour suffire à tout, il faut bien que ce surcroît de charges qu’il accepte retombe sur quelqu’un ; ce quelqu’un, c’est le consommateur, et comme les ouvriers sont, eux aussi, des consommateurs en même temps que des producteurs, il se trouve qu’ils sont obligés de rendre d’une autre manière ce qu’ils ont obtenu par une pression artificielle et violente. Ils n’en sont pas plus riches, ils ont paralysé l’essor de l’industrie qui les fait vivre. La commission du corps législatif qui poursuit en ce moment son enquête sur le régime économique, et qui entend toute sorte de dépositions des plus intéressantes, ne ferait qu’une œuvre incomplète, si elle n’étendait pas son examen à ces questions du salaire et du travail, qui ne sont point certainement étrangères aux pénibles crises de l’industrie française. Le remède n’est point sans doute facile à trouver. Il y a cependant un fait frappant dans toutes ces luttes où s’exténue la production nationale : il est évident que la plupart des grèves qui éclatent procèdent d’une inspiration commune ; il y en a qui ont des raisons d’être toutes locales, le plus souvent elles se relient à un même plan, à un système qui les envenime et les dénature en les généralisant. Nos ouvriers sont exposés à être, sans le savoir, les instrumens obscurs d’une association qui, sous prétexte d’être internationale, a la prétention de se constituer en gouvernement universel, et qui dans tous les cas est un gouvernement étranger. Or c’est une question de savoir jusqu’à quel point on peut laisser s’étendre un système qui a pour effet d’affilier nos classes laborieuses à une association étrangère, de mettre pour ainsi dire notre industrie à la merci d’un mot, d’ordre étranger, d’une industrie rivale déguisée au besoin sous un voile humanitaire. Que la libre concurrence s’exerce, que nos ouvriers restent maîtres de discuter leurs intérêts, soit ; mais ce n’est plus cela, il y a quelque chose de plus grave et d’absolument extraordinaire dans ce fait, qu’une main étrangère et invisible puisse disposer du travail national et provoquer tout à coup des crises meurtrières pour la production française. C’est là ce qui imprime un caractère nouveau et exceptionnel aux grèves qui tendent